Trois ingrédients majeurs du théâtre du Grand-Guignol, propres à susciter l'angoisse chez le spectateur, sont tissés dans cette pièce en deux actes :


1) le désir de vengeance (un médecin est trompé par sa femme, et il est au courant)
2) l'atmosphère générale tragique (la région est en proie à une épidémie de rage)
3) le huis clos (le médecin enferme les deux amants dans une pièce close).


Ajoutons qu'il s'agit d'un double huis clos, puisque non seulement les personnages ne peuvent pas s'échapper de la pièce, mais encore, s'ils le pouvaient, ils seraient menacés à chaque instant de se faire mordre par un animal ou un humain contaminé par la rage : on ne peut sortir, de toute façon.


L'enfermement des coupables par les bons (?) soins du médecin est bien plus qu'une sorte de "mise au piquet" d'enfants pas sages : le médecin s'arrange pour faire croire aux deux individus qu'il a inoculé la rage à l'un des deux, sans préciser lequel.


C'est donc une mise en scène de ce que devient, "devant la mort", la relation torride et passionnée de deux personnes qui prétendaient s'adorer l'instant d'avant : chacun croit que l'autre va lui sauter dessus pour le mordre et le tuer, et chacun ne cherche plus qu'à sauver sa peau. En ce sens, cette pièce, certes cynique et démoralisante, met le doigt sur une des réalités fondamentales du comportement humain : les folies du coeur sont instantanément balayées par l'instinct de conservation, en cas de danger de mort.


La pièce témoigne de la terreur sociale qu'inspirait la rage, en cette époque à peine post-pastorienne. On pourrait trouver bizarre que l'acte soit située en Algérie (colonisée par la France à l'époque); en effet, il n'y a pas grand-chose d'exotique dans l'action. Mais cela peut s'expliquer par deux éléments au moins :


1) les épidémies de rage devaient être enrayées en France depuis Pasteur, et il fallait, pour la vraisemblance, situer l'action dans une contrée où l'on savait que la rage était encore endémique.
2) l'un des symptômes de la rage étant une soif ardente, l'auteur joue de la chaleur torride pour tromper les personnages (et les spectateurs) sur la cause véritable de la soif qu'ils éprouvent : dans le contexte, tout porterait à croire que la contamination par la rage est en cause.


Il y a plus : la rage étant véhiculée le plus souvent par les chiens, on ne trouvera pas sans signification que le médecin cocu affirme être "le chien" de la femme qui l'a trompé, et qu'il est question plusieurs fois de transformer les personnages en chiens... enragés.


La passion vengeresse est donc assimilée à la rage, à l'animalité, et l'on sent monter, outre l'angoisse de la mort, celle d'être transformé en animal enragé, perdant ainsi toute dignité humaine. Cette peur devait être l'un des ressorts majeurs de nombre de pièces du Grand-Guignol.


En revanche, la manière dont le médecin apparaît devant les amants coupables pour les manipuler par ses déclarations est assez peu vraisemblable : il est dans la même maison qu'eux, et pourtant les amants ne peuvent pas sortir. Assez artificiel.


Le finale, sanglant et tragique, est d'une belle ironie manipulatrice.

khorsabad
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le 17 déc. 2016

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