Une note liminaire de Jaime Semprun permet de savoir que Kalle et Ziffel, les deux personnages de ces quatre Dialogues, sont empruntés à Brecht. Il ne s’agit là que d’une des nombreuses références qui parsèment le texte : Freud et Marx y passent, naturellement, mais aussi Héraclite, Aragon, Kundera, De Gaulle, saint Mathieu, Vialatte, même Proust et Kléber… Sans compter un certain nombre d’auteurs ou d’événements que je n’ai pas pu identifier : le texte procède au moins aussi souvent par allusions que par références, par exemple en laissant des citations orphelines de guillemets et d’auteur. Sans parler des références internes aux dialogues eux-mêmes. C’est la première des difficultés auxquelles se heurtera un lecteur presque vierge de culture marxiste. Il est tout à fait possible de l’éviter mais sans doute souhaitable de la surmonter, si on veut tirer toutes les implications – c’est-à-dire tout le sens ? – de ces Dialogues sur l’achèvement des temps modernes.
La deuxième difficulté – et là encore elle n’en serait pas une pour un lecteur idéal, un lecteur qui maîtriserait le sens précis, en contexte, de chacun des termes utilisés par Kalle et Ziffel –, c’est de parvenir à analyser, en temps réel, la portée – par rapport au reste du livre, aux autres livres, au réel… – de chacune des idées avancées par un dialogue si virevoltant qu’on y trouve nombre de paradoxes, de premier degré, d’ironie, de contre-ironie ou de contre-contre-ironie… Ces Dialogues sur l’achèvement des temps modernes sont une orgie d’intelligence et de culture – un truc qu’aurait pu écrire un Debord moins narcissique que Debord.
On pourrait croire, à lire ces lignes, qu’ils sont aussi un pur jeu dialectique, une sorte de joute verbale à la façon de celles qui se pratiquaient en Sorbonne au Moyen Âge – ou lors des réunions de section du PCF au XXe siècle. En vérité la forme ne prend ici jamais le dessus sur le sens, et le sens est d’une richesse incroyable. C’est même un sacré foutoir. Si le principal enjeu reste la place de la pensée dans la société post-industrielle, la critique est globale, ce qui implique des passages par la littérature, l’histoire, et bien sûr par à peu près toutes les branches de la philosophie. Donc, non seulement il y a plus d’idées dans ces quelque cent quarante pages que dans les œuvres complètes d’une dizaine de Jacques Attali, mais le travail de Jaime Semprun devrait être un modèle pour tout écrivain : là où la littérature doit s’inspirer de la philosophie, c’est justement dans la précision des termes employés.
D’ailleurs, c’est par une réflexion sur le langage et une évocation de la littérature que se terminent les Dialogues – quelques touches d’humour qui ne déparent même pas. « Le secret d’ennuyer c’est de vouloir tout dire », conclut Ziffel.
P.S. : C’est un peu con de noter des livres comme celui-ci. Peut-être que l’œuvre est « de celles dont le niveau dépend surtout du niveau intellectuel de celui qui les lit ». (J’ai utilisé des guillemets, vous ne voudriez pas qu’en plus je vous dise de quoi est la citation ?)

Alcofribas
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le 7 juil. 2017

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