Un article de Pierre Jourdes m'a fait comprendre qu'il y avait tromperie sur la marchandise. Les textes de Diogène sont magnifiques, mais pas inédits...


Je reproduis ici ledit article de Pierre Jourdes :


"*Les éditions de l’université populaire de Caen viennent de publier des Fragments de Diogène, traduits, édités et commentés par Adeline Baldacchino, préfacés par Michel Onfray. On sait l’intérêt que Michel Onfray porte au philosophe cynique, que quelques répliques bien senties ont rendu célèbre, notamment le fameux « Ôte-toi de mon soleil » adressé à Alexandre le Grand, qui demandait au sage de lui demander ce qu’il désirait.


Dans sa préface, Michel Onfray insiste sur deux points : premier point, la jeune femme qui a publié ces textes a fait là une véritable trouvaille. Elle a mis la main sur un « trésor philosophique » de textes disparus, « inédits ». Deuxième point, ce ne sont pas les universitaires qui seraient capables de faire une trouvaille pareille, étant donné que l’Etat les paie pour perpétuer un savoir mort, et qu’ils ne trouvent jamais rien. Curieusement, cette préface au recueil de textes de Diogène commence par des injures adressées à ces « fonctionnaires de la recherche (dite scientifique) grassement payés (…) pour conclure qu’il n’y a plus rien à trouver », publiant leur « thèse soporifique », des « livres lus par personne ». Leurs médailles, leurs carrières ? « Sex toys pour abstinents sexuels.» Leur travail ? Une « imposture ».


Réexaminons ces deux points. D’abord la diatribe anti-université. J’ai suffisamment pratiqué moi-même la démolition de certaines corporations (notamment les journalistes dans la dernière chronique publiée ici) pour admettre qu’on puisse s’en prendre aux universitaires. Je suis placé pour connaître leurs défauts, nos défauts, j’en fais partie. Oui, l’universitaire, du moins dans certaines de ses incarnations, peut être lâche, servile, intrigant, prétentieux, pontifiant, ennuyeux, amateur de pouvoir, j’en passe. Or ce n’est pas sur ces points qu’Onfray l’attaque, mais sur sa production. L’universitaire ne fiche rien. Il ne trouve rien de neuf et perpétue une routine. On aura reconnu une variante du discours poujadiste éternellement ressassé par les beaufs : ces profs, tous des fainéants. Leurs livres sont rasoirs et lus par personne. Tout ça aux frais du contribuable. Or, les publications de la recherche française sont pléthoriques, et, pour rester dans le domaine des lettres, les éditions de textes, les biographies d’écrivains pullulent de trouvailles, d’informations puisées à la source au prix d’un long travail de bénédictin.


Publications lues par personne ? ça dépend. Les éditions savantes alimentent les éditions de poches d’auteurs anciens, par exemple. La recherche fondamentale nourrit la vulgarisation. Et quand bien même ? Est-ce qu’il ne faut pas des spécialistes et des chercheurs ? Foucault n’est pas toujours facile à lire, Kant non plus, mais ils ont tout de même révolutionné notre vision du monde. On sent bien qu’Onfray prêche pour sa chapelle : je suis un vulgarisateur, il est scandaleux que tout le monde ne le soit pas. Quant au « grassement payés », mieux vaut en rire. Je ne pense pas qu’Onfray imagine une seconde le montant du salaire d’un maître de conférences débutant, qui enseigne à 500 kilomètres de chez lui, nanti d’une agrégation et d’une thèse, qualifié par le CNU, recruté par un concours universitaire qui a laissé 50 autres candidats surdiplômés sur le carreau. Mais bon. Laissons Onfray à son ressentiment, et supposons qu’il a raison, contre toute évidence : les universitaires ne trouvent jamais rien.


Du haut de son autorité, il tranche, décrète, et nous propose un modèle de jeune chercheuse, Adeline Baldacchino, qui n’est pas universitaire, et a donc réussi là où échouent les chercheurs académiques. Baldacchino, elle, a TROUVE. Trouvé quoi ? L’essentiel de la préface de Michel Onfray, à part les injures, sans parler du texte d’Adeline Baldacchino, consiste à faire résonner toutes sortes de tambours et de trompettes pour claironner à quel point la trouvaille est extraordinaire, à quel point il a fallu chercher, à quel point ça aura été une aventure de l’esprit, une « chasse au trésor remontant aux penseurs arabes du Xe siècle », à quel point tout ça n’était pas facile. On en est tout alléché, tout excité. Qu’a trouvé la jeune chercheuse ? Des paroles attribuées à Diogène le Cynique, et conservées dans des textes arabes. La plupart de ces « dits » étaient jusque-là inconnus. Ce sont, écrit Michel Onfray, des « fragments inédits ». Des textes inconnus ressurgissent du fond des âges et des confins du monde ! Merci, merci Adeline Baldacchino, et honte à l’université.
Si on y regarde de plus près, on est estomaqué. Les fameux fragments oubliés, Baldacchino les a découverts… dans un texte d’un universitaire américain, Dimitri Goutas, publié en 1993 dans les actes d’un colloque édités par le CNRS !!!!!!!!!!! (Je crains qu’il ne reste plus assez de points d’exclamation en réserve pour exprimer l’effarement). Tout ce qu’il y a d’académique en fait de recherche. Autrement dit elle a republié et traduit ce qui avait été déniché par un universitaire ! (il restait un point d’exclamation). Ce qui n’empêche pas Onfray de vouer aux gémonies les responsables de l’ouvrage où ces textes ont été publiés : ils ont les vacances et la sécurité sociale, et ils font de la rétention de documents précieux ! Diogène leur aurait pissé dessus !


Ce qu’Onfray propose comme modèle de trouvaille, dont seraient incapables les universitaires, c’est exactement le contraire : de la fumée, du bluff. Un chercheur qui présenterait ce travail en se targuant de sa découverte serait la risée de l’université. Car qu’a fait Baldacchino, qui mérite tant de bruit et de mise en scène ? Elle a traduit en français un authentique travail de recherche, assez récent, qui consistait à publier et traduire en anglais des textes arabes issus du grec.


Quant aux commentaires dont elle entoure ces textes, ils sont à peu près entièrement issus du travail de Gutas. Joli. Du moins les commentaires un peu sérieux. Pour le reste, on a droit à de la poésie à trois sous : « que murmurait-il, Diogène, juste avant d’arrêter de respirer, que pensait-il ? Peut-être pas grand-chose, un pauvre sourire de chien errant, un long regard coulé vers les étoiles (…) sentir le vent qui caresse la peau bientôt consumée. Comme un dernier frôlement d’amour qui passerait l’aube avant l’enroulement définitif dans le grand manteau noir.» Le ridicule de la glose le dispute au grotesque de la mise en scène de la non-trouvaille.


Ajoutons à cela une ignorance crasse de ce qui se fait à l’université, et qui permet d’écrire des énormités, de considérer par exemple que « l’étude de la philosophie ancienne, médiévale ou celle de la Renaissance », comme partie intégrante de la philosophie, est une approche « relativement nouvelle », comme est nouvelle l’étude de la « philosophie arabe comme réceptacle et vecteur de la philosophie grecque ». A ce niveau de n’importe quoi, cela devient de l’art.


Enfin, last but not least, ces fragments retrouvés ne sont pas toujours conformes à l’idée que Mme Baldacchino se fait de Diogène. Ça ne lui plaît pas, donc ça n’est pas tout à fait Diogène. Il est misogyne ! Incroyable, désolant. Et pas du tout antique, n’est-ce pas. Il parle de « Dieu » : inadmissible pour Mme Baldacchino, puisque Diogène appartient à une culture polythéiste. Comme la misogynie, ça doit être la faute à la version arabo-musulmane de ces « dits ». Je crois pourtant me souvenir que le mot « Dieu » figure dans plusieurs textes de l’antiquité pré-chrétienne, comme équivalent de la « dimension divine ».


Signalons pour terminer que, dans un esprit tout empreint de rigueur scientifique, la bibliographie de Mme Baldacchino ne propose, sur le cynisme antique, que trois livres… de Michel Onfray ! Sans honte aucune, bien entendu. A ce compte-là, je préfère l’université.


Onfray parle d’« imposture ». L’imposture consiste à faire passer, comme il le fait, cet ouvrage comme une « trouvaille ». C’est une pure escroquerie intellectuelle. Michel Onfray manque de sérieux et de rigueur. L’université aurait peut-être deux ou trois choses à lui apprendre en la matière. Qu’en l’occurrence, il confond publicité et recherche. Sa virulence est à la mesure de la pauvreté de ce qu’il propose. Quand le produit n’a rien d’extraordinaire, faisons du bruit, ça passera toujours. Je ne voudrais pas m’aventurer dans la psychologie onfrayenne, mais une telle haine pose quelques questions sur ses motivations. En tous ça, il est clair que nous n’avons pas affaire ici à un philosophe mais à un faiseur de bruit. Pauvre Diogène.*"

Lesleeanna
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le 17 juil. 2018

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