À force de lire ses archives, d’abord de front, puis de biais et à l’envers, l’histoire arrivait à la fin du XXe siècle à un point critique. Loin de constater un tarissement, elle remettait en question sa matière première documentaire, en faisant un constat d’inanité pour la plupart des travaux menés jusque-là. Elle apprenait, comme si elle l’avait oublié mais s’en était toujours douté, que l’archive, c’est un monument de papier, construit de la main des hommes, évidemment falsifié – parfois à l’insu de l’auteur –, qui trônait et écrasait le regard rétrospectif de l’historien.
Il fallait changer de terrain. Exhumer de nouvelles sources d’abord, en convoquant des sciences « dures », mais aussi décrire et relire à nouveau les mêmes documents en se rendant à l’évidence : derrière le texte, se cache la forêt des indices éloquents. Il « suffisait » d’ouvrir les yeux. C’est presque si l’on peut citer, comme Poe dans la nouvelle dont je vais parler, cette phrase comme une clé pour désamorcer The Murders of the rue Morgue : mais plutôt que perdidit antiquum litera prima sonum (la première lettre à perdu sa sonorité ancienne), j’écrirais perdidit antiqua litera primum sonum : le texte ancien a perdu son premier sens, celui d’être une œuvre construite de toutes pièces, par des subjectivités humaines, qui y trouvaient intérêt.
Mais longtemps ce crime originel à la « neutralité de l’histoire » a été tenu à l’écart des pensées critiques. Autour de 1840, un courant philosophique appelé positivisme par l’un de ses premiers penseurs, Auguste Comte, gagne en vigueur. En affirmant se cantonner à l’interrogation comment ?, il délaisse le pourquoi ? : le positivisme ne cherche pas à connaître la nature ontologique des choses ; il s'en tient aux relations entre les phénomènes, dirigées par des lois scientifiques, et refuse la notion de cause.


Le détective privé Auguste Dupin et son ami – notre narrateur – aiguisent leur esprit dans les rues du Paris d’Eugène Sue. Misère rampante et dandisme débauchés se méprisent sur la chaussée ; les sphères enfumées des seconds gravitent autour du corps sombre des premiers, un prolétariat fantasmé et craint, sur lequel elles fondent comme des rapaces quand il meurt, et devient alors le sujet de leurs dissertations scientifiques.
Au matin, une vieille et sa fille ont été trouvées mortes, affreusement mutilées, au terme de ce qui a semblé être, au vu du vacarme dans le voisinage du Palais-Royal, une intense lutte dans la confusion et la terreur. La gazette a retranscrit tous les témoignages ; le préfet de police est dépassé par le caractère inhumain du crime, et le surnaturel apparent de la fuite.
Piqué par le fait divers, et ardent de mettre à profit ses capacités de déduction hors du commun, Dupin emmène son ami rue Morgue pour se faire sa propre idée, et livrer enfin l’authentique criminel au préfet.


Poe ne s’embarrasse pas. En une cinquantaine de pages à la structure la plus arithmétique qui soit, il place le cadre du roman policier pour le siècle à venir. Son duo est certes bien sommaire face au Holmes-Watson de Conan Doyle, ses enjeux narratifs n’en sont pas moins exactement cernés et efficacement exploités.
Une introduction générale, traitant en termes théoriques de la place faite à l’analyse dans l’esprit humain, avant que le récit ne se mette vraiment en route, montre d’ailleurs encore une narration qui se cherche, hésitant entre le style de l’essayiste et celui du novelliste.


Littérature de genre donc, mais d’abord témoin d’une époque, et surtout d’une histoire intellectuelle. On en revient au positivisme : The Murders in the Rue Morgue relève pour beaucoup de l’écriture de l’histoire (historiographie) du milieu du XIXe siècle.
L’histoire (cette fois, celle de la fiction comme celle de la science) commence par le montage d’un corpus documentaire, ici un rapport sur la découverte de la scène de crime, et la transcription de la déposition de dix témoins et deux légistes. S’ajoute pour Dupin, qui coche par-là une scène de genre tout à fait fondatrice, le relevé d’empreintes, d’indices, sur la scène du crime. À partir d’ici, l’analyste – détective ou historien – se cantonnera à son document, et tâchera d’en tirer une compréhension de faits réels.
La démarche est particulièrement claire : Poe lui-même rédige le nez dans les livres. Il n’a pas en 1841 une connaissance personnelle de Paris, et de nombreux éléments, stéréotypes ou approximations, le laissent sentir au fil du texte. Fi du réalisme : c’est une certaine sensation du paysage urbain, celle qu’il a trouvé dans ses lectures, que le novelliste veut mettre en scène. Et s’incrustent dans son tableau d’autres pages déchirées dans des livres de toutes sortes. L’introduction pourrait très bien être un fragment d’essai sur la raison ; la page de la Gazette est collée dans la nouvelle sans autre ménagement ; L’Histoire Naturelle de Cuvier ouvre la serrure de l’énigme…
Un savoir scientifique dense et tout puissant envahit la narration ; il ne doute jamais de lui – de là les entorses au vraisemblable, quand on lit aujourd’hui ce que Poe relate des féroces orang-outans… – et la fusion d’éléments aussi disparates construit, à terme, un système cohérent de pensée positiviste.


Car chaque élément a sa place dans la chaîne des déductions : de phénomène en phénomène, l’un poussant le suivant, Dupin remonte le fil des faits, linéaire et univoque. C’est toute la force des détectives privés de Poe, Conan Doyle ou Leroux : il n’y a qu’une réalité, et elle est inscrite toute entière dans le document, lisible seulement pour les esprits les plus fins, mais disponibles à tous, pour le grand jeu de l’énigme.
Et pourtant, on ne saurait accuser Poe d’ignorer entièrement le caractère ontologiquement labile de la restitution du réel par le montage documentaire. La suite de cette nouvelle, The Mystery of Marie Rogêt fait, dans le même cadre que Murders in the Rue Morgue, la démonstration à fond de la critique de texte : chaque article présenté est remis en question à la lumière des intentions de son auteur…


L’œuvre de genre est idéale pour éclairer notre monde. Parfois elle le fait même à l’insu de son auteur. Celui de Poe, c’est un univers à mi-chemin entre érudition et observation, qui n’existe qu’à travers l’analyse, qui plie elle-même les indices, les traces de la réalité, sous le joug d’un discours relevant d’un rapport d’assujettissement. Le sujet est abattu sur l’autel de l’observation scientifique.
Étrange objet d’écriture de fiction que celui des chemins de la raison (ratiocination), où se confondent en des spirales vertigineuses les savoirs venus de mondes aussi lointains que ceux des esprits des autres, arrachés à leurs contextes fondamentaux par leur transcription sur le papier, rendus par-là étrangers à eux-mêmes. Poe s’engouffre dans l’abysse, et y puise toute la noirceur de ses contes sur l’imagination.
Dupin, Holmes, Rouletabille, mais aussi Vidocq ou Bertillon sont ces monstres d’intelligence, façonnés d’éruditions diverses, protéiformes, ces génies sociopathes, ces colonisateurs, dopés par le détournement du monde qu’ils sacrifient pour le réduire en une énigme ; un jeu pour eux.


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le 8 mars 2020

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