En 1841, comme le veut au moins la légende sinon l'Histoire littéraire, naît un genre totalement nouveau. Les lecteurs découvrent avec effroi, horreur et surprise, sous plume d'Edgar Allan Poe une nouvelle extraordinaire qui sera surtout la première nouvelle policière de la littérature. Viendront Dickens et Collins qui entérineront le fait: le roman policier est né!


Et quelle naissance!
Poe, avec un génie inouï, crée le genre, ses codes et les casse dans le même temps, offrant une résolution incroyable et inoubliable:


L'assassin est quand même un singe!


Une nouvelle source


Nombreux seront les écrits et films policiers à s'inspirer de cette nouvelle originelle, de Rouletabille à Monk. Et bien avant eux, le célèbre limier de Baker Street, j'ai nommé Sherlock Scott Holmes.


Comme chacun sait, les deux premières aventures du détective sont Une Etude en rouge et Le Signe des quatre.
Comme certains le savent, parmi qui me lit avec ferveur, Sherlock Holmes s'inspire souvent d'autres nouvelles et romans pour s'écrire (cf. L'Etrange cas de l'Homme à la lèvre tordue: http://jocanaan.blogspot.fr/2012/06/letrange-cas-de-lhomme-la-levre-tordue.html ou http://www.senscritique.com/livre/L_homme_a_la_levre_tordue/critique/99066813).
Comme peu le savent, Une Etude en rouge et Le Signe des quatre doivent beaucoup au Double assassinat dans la rue Morgue.


Double assassinat dans l'Etude en rouge


Dans son Double assassinat dans la rue Morgue, Poe fait se rencontrer son narrateur, qu'on identifie souvent comme Edgar Poe lui-même, et l'étrange et maniaque Dupin: "Je résidai à Paris (...) et j'y fis la connaissance d'un certain C. Auguste Dupin". Les deux personnages font connaissance dans un lieu qu'ils ont en commun: "Notre première connaissance se fit dans un obscur cabinet de la rue Montmartre" où ils se découvrent une quête commune: "nous étions tous les deux à la recherche d'un livre, fort remarquable et fort rare" et décident de vivre ensemble: "Nous décidâmes enfin que nous vivrions ensemble tout le temps de mon séjour dans cette ville" dans une "maisonnette, antique et bizarre (...) située dans une partie reculée du faubourg Saint-Germain" dont l'adresse reste anonymée en fin de nouvelle: "rue...,n°...,faubourg Saint-Germain, au troisième".
Le narrateur note que son "ami avait une bizarrerie d'humeur", il est noctambule, et reste surpris devant ses connaissances et sa méthode de penser: "je ne pouvais m'empêcher de remarquer et d'admirer (...) une aptitude analytique particulière chez Dupin. (...) Il me disait à moi, avec un petit rire épanoui, que bien des hommes avaient pour lui une fenêtre ouverte à l'endroit de leur coeur, et d'habitude il accompagnait une pareille assertion de preuves immédiates et des plus surprenantes, tirées d'une connaissance profonde de ma propre personne.(...) Je l'observais dans ses allures, et je rêvais à la vieille philosophie de l'âme double*. - Je m'amusais à l'idée d'un Dupin double, - un Dupin créateur et un Dupin analyste*".
Dans Une Etude en rouge, Conan Doyle fait entendre la voix de John H Watson, soldat au 5e régiment de fusiliers de Northumberland revenu d'Afghanistan. Ce Docteur de guerre, en lequel beaucoup ont reconnu Conan Doyle lui-même, cherche " un logement, un appartement confortable à un prix raisonnable". Son ami Stamford s'exclame alors: "c'est étrange (...), vous êtes le second aujourd'hui à employer cette expression devant moi" et lui parle de Sherlock Holmes, "un gars qui travaille au laboratoire de chimie, là-bas, à l'hôpital. Il se plaignait de ne pas avoir trouvé quelqu'un avec qui partager le bel appartement qu'il a dégoté, et qui est trop cher pour sa bourse". Watson saute sur l'occasion et accompagne Stamford pour le rencontrer au laboratoire. Comme Poe et Dupin, les deux personnages se rencontrent en un même lieu et sont à la recherche de la même chose. Sauf qu'il s'agit directement d'une collocation. Notons pour la différence que Dupin ne paye rien dans la nouvelle de Poe: "comme mes affaires (celle du narrateur) étaient un peu moins embarrassées que les siennes, je me chargeai de louer et de meubler (...) une maisonnette".
Néanmoins, le jeune docteur découvrira vite que son ami Stamford a eu raison de noter au sujet de Sherlock Holmes: " il a des idées un peu bizarres ...il se passionne pour certaines branches de la science. Mais pour ce que j'en sais, c'est plutôt un brave type.(...) Ses études sont très décousues et excentriques mais il a amassé un tas de connaissances peu ordinaires qui étonneraient ses professeurs!". Et Watson d'admirer au chapitre suivant la méthode qui donne son titre au chapitre "La science de la déduction". Comme Dupin qui donne des preuves d'une connaissance de l'intimité du narrateur poesque, Holmes sera à même de deviner l'existence du frère de Watson. A noter que si Dupin semble avoir les yeux dans le vide par moments, Holmes a dans ses yeux une expression si rêveuse et si vague que Watson le soupçonne le soupçonne de se droguer. Si Dupin aime la nuit, Holmes aime le violon. Chacun s'exprime à sa manière sur sa façon d'enquêter mais l'observation comme l'analyse sont chez eux un point commun. Quand Dupin emprunte une métaphore cosmique qui évoquera beaucoup aux inconditionnels du Onzième Docteur Who ("on trouve dans la contemplation des corps célestes des exemples et des échantillons excellents de ce genre d'erreur. Jetez sur une étoile un rapide coup d'oeil, regardez la obliquement, en tournant vers elle la partie latérale de la rétine (...) et vous verrez l'étoile distinctement; vous aurez l'appréciation la plus juste de son éclat, éclat qui s'obscurcit à proportion que vous dirigez votre point de vue en plein sur elle"), Holmes parle comme le Balzac de La Peau de chagrin: "A partir d'une goutte d'eau (...) un logicien peut déduire l'existence de l'océan Atlantique ou du Niagara sans les avoir vus ni même avoir entendu parler d'eux. Toute forme de vie est ainsi une longue chaîne dont la nature se révèle à partir d'un seul de ses maillons".
Dans les deux cas, le narrateur éprouve un intérêt toujours accru pour ce personnage qui lui fera connaître sa méthode d'investigation qui défie les efforts vains de la police.
Car Dupin comme Holmes aiment à railler les policiers même si dans chacune des deux histoires, ils prennent en compte comme précieux le témoignage d'un gendarme, Isodore Muset chez Poe et John Rance chez Conan Doyle. Leur identité professionnel est d'ailleurs communément vague et fantaisiste: Dupin ne travaille pas, d'où ses embarras financiers, Holmes a inventé son propre métier, celui de détective consultant. C'est donc en amateurs mais en amateurs qui en remontrent aux professionnels qu'enquêtent les deux héros.
Des amateurs de crimes mais aussi de littérature française. Dupin cite en effet le Monsieur Jourdain du Bourgeois gentilhomme de Molière tandis que Sherlock Holmes cite le premier chant de l'Art poétique de Nicolas Boileau: "Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire".


La nouvelle de Poe et le roman de Conan Doyle se construisent de façon assez similaire: le détective entend parler de l'affaire, se rend sur place, observe les abords contrairement aux policiers et passe un avis dans la Gazette pour signaler avoir retrouver un bien que la personne impliquée dans le double meurtre a égaré: le singe (et le noeud) chez Poe, une bague chez Holmes. Le marin et le cocher tomberont chacun dans le même piège tendu chez lui par le détective. S'ensuit un récit des faits par l'individu piégé.
Néanmoins, Conan Doyle laisse une place égale à l'enquête et au récit du coupable dans l'économie du roman, tandis que Poe privilégie l'enquête et les conjectures de Dupin que le court récit du marin ne fait que corroborer.
Les deux histoires présentent un double meurtre, une originalité dans le meurtre à huis clos et un faux suspect arrêté par la police, Lebon chez Poe et Charpentier chez Conan Doyle.


Double assassinat du Signe des Quatre


Ce qui est intéressant, c'est de voir comment Conan Doyle écrit et construit son second roman des aventures de Sherlock Holmes.
Le Signe des quatre apparaît comme une volonté de s'approcher plus encore du modèle proposé par le Double assassinat dans la rue Morgue: le récit de Jonathan Small se fait plus court, à l'image de celui du marin. Small lui-même devenu marin par la force des choses ne tue pas lui-même. Il semble ne pas réussir à contrôler Tonga, un petit Noir qu'il a ramené d'inde avec lui: "Je ne peux pas croire qu'on va me pendre pour cette histoire. Je vous donne ma parole sur la Sainte Bible que je n'ai jamais levé la main sur M. Sholto. C'est ce petit diable de Tonga qui a tiré une de ses maudites fléchettes sur lui". Conan Doyle replace les deux personnages sur une corde pour monter à la fenêtre du lieu du crime mais s'amuse à écarter son récit du modèle poesque: le singe était grand et d'une force surhumaine, le mobile n'est pas l'argent; l'agent de Small est bien un humain, petit et faible mais le mobile est bien le trésor que Small souhaite recouvrer. Holmes n'est d'ailleurs pas dupe: "Comment vouliez-vous qu'un homme aussi petit et aussi faible que ce Noir prenne le dessus sur M. Sholto?".
Il est intéressant de noter au passage que Small parle de "hell-hound" en version originale pour parler de Tonga: le monstre bien humain du Signe des Quatre qui s'inspire du singe de Poe annonce un adversaire bien animal à venir de Sherlock Holmes. Le Chien des Baskerville serait-il lui aussi sous l'influence du Double assassinat dans la rue Morgue?


Une chose est sûre et terrifiante, c'est que si Tonga repose au fond de la Tamise, le singe de la rue Morgue court, lui, toujours !

Frenhofer
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le 7 juil. 2016

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