Premier des neuf opus que compte l'inépuisable Bréviaire de Saint-Orphée - titre à la fois problématique et d'une ironie délicieusement sophistiquée - ce commentaire truculent en forme de marginalias érudites passe les Mémoires du mirifique Giacomo Casanova au crible d'une pensée à ce point vorace (comme l'est en amour le sujet de son étude) qu'elle entend embrasser toutes les infinies variations de la réalité, celle-là même que la littérature se fatigue à décrire sous le couvert d'innombrables artifices, celle dont on éprouve la matière brute lorsque l'esprit reconnaît sa nature franche et renonce aux oripeaux des conventions, de la psychologie, de la morale ecclésiaste comme des redondances du maniérisme ou même de la fiction; celle enfin que la culture européenne a pétrifié dans l'antagonisme fallacieux du mythe contre la raison.
Le divin Vénitien sut lui aussi trancher ce noeud gordien, à sa manière, disons, plus obséquieuse, et sûrement plus voluptueuse que celle du non moins divin Macédonien. De ce bréviaire passionné donc, objet foisonnant, parfaitement baroque, rayonne la vie héroïque de Giacomo Casanova: Prêtre matérialiste, soldat de passade, violoniste pour le fond comme pour la forme, vainqueur de tous les balcons et de toutes les alcôves, traducteur enthousiaste puis écrivain (trop) tardif, pensionnaire studieux des meilleures bastilles d'occident, magicien, escroc de bel allant, diplomate bien sûr, espion assurément, bibliothécaire de villégiature pour finir, mais à jamais courtisan, infatigable courtisan des cénacles et des puissants, jouisseur méthodique du beau sexe comme de l'autre, aventurier avide d'expériences et de plaisirs, apôtre nonchalant mais (extra)lucide de l'urgence de vivre à pleine gorge, à grands coups de reins, avec pour oriflamme la précieuse jeunesse qu'il faut chérir et cultiver pour soi comme pour les autres dans l'ineffable joie de l'instant. Tel fut Casanova, et quand bien même ses Mémoires seraient-elles complaisantes quant à son indéfectible probité en ces matières, "seul le livre compte!" tranche gaiement Szentkuthy, pour qui la partition, rien que la partition, fait toujours foi.


Si l'on excepte (mais en vertue de quoi?) la nécessaire "sainte biographie" croisée du très Saint-Alphonse, le commentaire protéiforme des Mémoires de Casanova s'énumère en 123 entrées dûment numérotées, chacune s'attardant sur une épithète, une anecdote, une rencontre, un lieu, une digression savante ou une contradiction subtile rapportées par le Vénitien au fil de l'histoire de sa jeunesse exemplaire, et toujours à son corps défendant. Extirpant du détail le plus trivial une piste épistémologique majeure, Szentkuthy façonne une liturgie malicieuse de la civilisation bigarrée des européens à l'aune des vicissitudes humanistes et naturalistes du plus flamboyant héraut du grand siècle (1).
Et puisqu'il s'agit d'un bréviaire (Aussi imposant soit-il!), osons faire de cette sainte lecture un autre index plus abrégé encore - bien moins pourtant que l'indispensable Table d'Orientation qui clôt le livre - pour attester que derrière le panache kaléidoscopique des digressions savantes, s'organise toujours le motif fractal d'évidences universelles; puis admettre qu'il n'y a guère à retrancher de ce sémillant puits de culture, produit terminal d'une vie de lectures et d'écriture gouvernée par une forme dégourdie de la raison pure:


III. En premier lieu, le papillonnage pré-amoureux, pré-narcissique, pré-voluptueux, pré-moral bref, pré-tout! La petite Bettina lui lave les pieds avec une telle minutie que pour la première fois le pollen du petit Casanova se répand à travers le monde… Clarté, ignorance, sérénité, innocent frémissement, volupté libre de tout pathos nerveux, narcissisme anonyme autant qu'asexué, ne pourrions-nous désigner pareil amour d'avant l'amour comme l'éternelle destinée? Ici les couleurs enchantent par leur clarté - oui, tout se nimbe d'un léger safran…
C'est le matin. Dans la jeunesse de Casanova - point saillant! - le matin règne en maître, surclassant de sa rosée tous les crépuscules! L'amour est affaire matinale, aventure, sanctification, offrande de la lune qui pâlit et des brumes argentées recouvrant les parcs. Cuvette blanche, jambes d'enfants maigres et blanches, oreillers blancs, mousse de savon blanche, fleurs blanches lune blanche… Pollen blanc!
[…] Ce bourgeonnement des choses est bien l'unique bonheur qui vaille - le seuil de tous les seuils! Mais déjà le codex adolescent de Casanova apparaît comme une bible des nostalgies. Déjà nous comprenons - et ceci pour la première fois - que nous n'avons plus huit ans, et que nous serons chassés éternellement de cet infini paradis.


XVII. Que sont donc citron et jambon? Très exactement ce qu'ils sont - d'agréables victuailles aux tons pastel et au goût discret. Si le commun des mortels déclare qu'un jambon est beau, cette assertion prend une valeur triomphale, contrairement à ce que clamerait, avec un cliquetis neuronal aux ailes de mousseline, quelque poète ou dieu grec - sans même parler des peintres hollandais abonnés à la nature morte. Allons-nous enfin dire les choses sans ambages? Dire, molto semplice, que la poésie doit parfois mourir! Se compromettre irrémédiablement, inguérissablement! La chose est sans doute désagréable à entendre, mais il en va ainsi: poésie et amour s'excluent mutuellement.
L'amour est pure laïcité, question pratique, fonction, expérience baconienne dépourvue de poses. Ici, rien ne "signifie" rien - car seules les choses inexistantes ont la pénible habitude de "signifier", masquant ainsi de cet alibi désespéré la nudité de leur non-être. En amour, les choses sont bonnes ou mauvaises, vaines ou avantageuses, instruments d'une joie qui les dépasse, elles ne cèlent nulle valeur, nulle beauté, nul sens.


XIX. L'amour "civilisé"? Secret, truquage, cachotteries en tout genre! À partir de cet ensemble, poètes et moralistes bricolent de la tragédie - soit le nom grec du crétinisme! Giacomo, lui, métamorphose le mensonge en exercice vital et vivifiant! La nuit, lorsque notre sort dépend d'une clef oubliée dans une serrure ou accrochée à quelque clou, lorsqu'il faut écrire avec la main gauche l'adresse d'une lettre, lorsque trois chandelles sont allumées sur le balcon au lieu d'une seule, lorsqu'on doit monter l'escalier en rasant les murs et abandonner sur le portemanteau la cape dérobée à un étranger, lorsque les circonstances commandent de traverser des couloirs fantomatiques pour se rendre d'une chambre à l'autre… Ne faut-il point maîtriser un tel monde que maîtrisent deux éléments: le mensonge et l'objet? Jamais lampe, mouchoir, clef, candélabre, bas, sabre, chapeau, assiette ne furent aussi majestueusement triomphaux que dans cette ambiance d'artifices. Une fois encore, Casanova se révèle "absurde" - comme tout ce qui se rapporte peu ou prou à la pensée! L'amour est toujours la réunion d'un mensonge et d'un objet - on continue sempiternellement de croire à des balivernes, alors qu'une lampe reste, avec une précision exaspérante, une lampe.


XXII. Abordons à présent une autre essence: Le trio amoureux que forment Angela, Nannetta et Martina. À le considérer d'un oeil distrait, on pourrait croire que le Vénitien plaide pour la polygamie. Plaidoyer?
Pour Casanova, une telle attitude serait inconcevable. Ici, les choses arrivent telles qu'elles sont, parfois superbement, et rayonnent d'une certaine vérité - mais il s'agit de lueurs anti-théoriques, et jamais de programmes. Giacomo est d'abord amoureux d'Angela - Puis, logiquement et non sous l'emprise d'un vague caprice, de ses deux soeurs. Lesquelles s'offrent à lui sans la moindre jalousie - et se permettent même, chemin faisant, quelques dérapages lesbiens ou quasi tels.
Trois traits se révèlent donc essentiels: S'éprendre de la soeur (ou du frère) de l'être aimé relève de notre humanité la plus archaïque - et, en l'absence d'un tel protagoniste, il faut rêver quelque fiction sororale ou fraternelle susceptible de se déployer comme une variation musicale. De la même façon, le penchant polygame puise, selon Casanova, dans nos instincts les mieux enfouis. S'il ne peut se donner libre cours, l'amour se dégrade inévitablement en psychologie - quand il ne se pervertit pas en morale! Enfin, tout homme souhaite la présence d'un halo lesbien autour de sa passion, car il y perçoit le reflet de sa propre conception de la femme - à même de regarder, tout comme lui, une autre femme.
[…] L'homme déclare, faits à l'appui, qu'une seule catégorie de femmes est à même de vous rendre heureux - Nannetta ou Martina, aussi peu catins que ladies, mais tierces idéales en lieu et place de ces deux inutilités. Ni corporéité, ni psychéité, mais un surgissement décisif: "ce qui est écrit dans la partition". Ni titillement de crin-crin, ni profondeur spirituelle - la musique, tout simplement…


XXIII. De même que le sens le plus profond de la musique n'émane point d'un chef d'orchestre savant ou prédicateur d'une quelconque esthétique des anges, mais de celui qui connaît toutes les astuces techniques du basson, ou sait parfaitement repérer le cochon de village dont les boyaux fourniront les meilleures cordes - de même la technique constitue l'essence même de l'amour. Le reste? Scories…
La condition préalable aux trios et quatuors casanoviens - leur premier et ultime soubassement métaphysique! - ce sont ces lits d'une largeur extrême qu'offraient les auberges italiennes au XVIIIe siècle. Sans de telles couches, point d'Arcadie, point de Lesbos, point de polygamie innocente. Sans oublier l'éclairage - des bougies, encore et toujours!
[…] Mieux vaut évoquer le réseau hôtelier parcourant la péninsule que tous les faunes sautillants dans les bosquets barbares de la Crète. À l'époque de Casanova, en effet, les aubergistes italiens enfermaient avec une légèreté incompréhensible plusieurs étrangers dans la même chambre. Si triviale qu'elle paraisse, cette pratique l'emporte en efficacité sur tous les discours amoureux.


XXIX. Lorsqu'un convive quelque peu éméché quitte la salle de bal où règne une chaleur étouffante pour s'affaisser sur un banc de pierre parmi les arbres du jardin, et qu'il constate soudain: "Dieu, que ce petit vent est agréable!", tandis qu'au fond de son crâne tourbillonnent flûtes de champagne, corps féminins effleurés, mendax lunaire, échanges amoureux et relents tabagiques - sans oublier quelques bribes de chanson, deux ou trois fragments d'une phrase surgie au hasard, différents projets pratiques concernant le nettoyage d'une tache de liqueur et plusieurs miaulements nirvanesques que n'eût point reniés le Bouddha - lorsque, dis-je, une tête pareille contemple les feuillages nocturnes, elle les regarde exactement comme Dieu l'eût voulu. Panthéistes? Vulgaires fous de Dieu! Poètes et autres agents en mythes? Bonzes ou anges à deux sous! Un seul homme entend, avec ce qu'il faut de lassitude humble et mondaine, la parole des chênes, des peupliers, des ifs, des ormes, des hêtres et des aulnes - Casanova!


XXX. L'enseignement casanovien nous éclaire à travers les siècles: celui qui se révèle incapable d'anéantir ces balivernes qui ont pour nom "savoir" et "sentiment", de comprendre que même du point de vue intellectuel une meute de convives avinés se montre infiniment supérieure à toutes les chaires universitaires et autres monastères bouddhistes, celui-là restera jusqu'à la fin des fins un pleutre romantique abonné aux ténèbres. Bien entendu, notre nature, connue pour sa profondeur éthique et intellectuelle, rechigne quelque peu à accepter cette ascèse amorale et "ignorante". Mais l'homme peut-il combler autrement sa terrible solitude? En passant de la forêt au jardin - de l'ermitage à la clique - Casanova accomplit une démarche philosophique - et ce faisant, il gagne sur tous les tableaux.


XXXI. Giacomo remporte la plupart de ses victoires amoureuses au fond des calèches - ce qui n'est pas rien si l'on songe aux obstacles de l'époque. Ressorts d'une qualité déplorable, routes campagnardes fertiles en fondrières - plus trouées encore que la lune! - corsets et autres haillons féminins entravant les mouvements, sans oublier les regards indiscrets jetés par des valets rigolards - et malgré tout, l'homme triomphe en quelques minutes! Sans doute les femmes de ce temps se montraient-elles plus consentantes (tout au moins dans les Mémoires), voire plus viriles quant aux choses de la chair. Le seul critère de la sensualité? Même dans les postures les plus grotesques, le corps est susceptible de s'adonner aux joies les plus graves et ceci sans le moindre souci esthétique.
Fussent-elles sublimes, les femmes qui exigent un environnement approprié - couleurs, parfums, préliminaires, Abschaukelung ("Ralentissement") - devraient laisser l'amour à d'autres. L'"ambiance" constitue sans doute la vermine la plus sournoise que l'impuissance se soit jamais inventée! Il n'est qu'une seule chose authentique: servir le corps dans ses ébats les plus burlesques avec le même pathos que mettait Orphée à servir son luth infernal!


XXXVII. Il note, à propos d'une femme de quatre-vingt-dix ans, qu'elle vit toujours et se porte comme un charme. Le monde de Casanova est celui de l'éternelle jeunesse - et nous savons que les maigres, les secs, les efflanqués et autres dégingandés se montrent plus résistants que les obèses, censés jouir d'une santé "robuste". L'homme vit de ses os et non de son sang - de manies desséchantes et non de quiétudes paresseuses! Voici l'univers des squelettes et des ascètes à la vie infinie laquelle n'a rien à voir avec l'"éternel printemps" ou la "plénitude florissante" (seuls les pleutres moribonds s'attardent à de telles consolations!). Non, cette vieille dame est tout simplement tenace; elle existe pleinement dans la continuité du temps - et au diable les fanfreluches métaphysiques! Nonagénaire, elle se passionne pour les mêmes commérages qu'à dix-neuf ans - et ceci, rassurez-vous, sans le plus petit soupçon de sagesse faustienne. C'est avec de tels acteurs que Casanova joue la comédie du monde. Outre son hédonisme abstrait, il lui faut esquiver la mort trivialement - avec un parfait "mauvais goût". Une approche rigoureuse de l'existence, certes, mais sans le moindre optimisme décoratif ou ostentatoire.


XLII. La langue n'est-elle pas une fameuse institution, qui permet de transmettre des choses comme: "Der Docht schwimmt in Öl"? Docht et Öl: la consonance de tels mots les rend plus réels que la réalité!


XLIX. La Piazzetta constitue le point de départ de son voyage pour Naples. S'agit-il "seulement" d'une antithèse bouleversante - d'une part, la profondeur nocturne d'une Venise vengeresse, et de l'autre l'embellie transparente de la placette? À cette Venise-soleil se rattache sans doute cette déclaration quasi blasphématoire: "Aussi je partis la joie dans l'âme et sans rien regretter." C'est là agir en renégat! C'est schisme, que dis-je! De l'athéisme - mais depuis longtemps assumé par celui qui a choisi la vie et l'amour. Nous avons, ne l'oublions pas, identifié Casanova à Venise. Mieux! Venise fut pour nous le visage, et Casanova le masque. Et le voici qui délaisse la cité, comme l'arbre quittant son ombre lorsque le soleil soudain se voile - l'esprit vide et joyeux! Geste d'une majesté si effrayante que nous avons quelque peine à nous le représenter… Pourtant - et nous le savons fort bien - seuls sont à même de connaître le bonheur ceux qui ont abandonné patrie, famille, foyer (et tous les dieux avec!) - soit les êtres sans racines, échappant à l'histoire comme à la géographie.
Nous sommes incapables de nous séparer des plus petites choses - fleur séchée, gant, carte de visite ou note griffonnée sur la table d'un café. Or, dans la nudité phrynéenne de la Piazzetta, Giacomo se débarrasse de lui-même, se déleste de cette abstraction nommée Casanova afin d'atteindre un néant que l'algèbre comme le langage échouent à exprimer, une sorte d'absolu minimal - autrement dit, le seul possible de l'amour.


LII. Il est des situations où le refus d'observer - la non-réaction - exige une plus grande culture que de vouloir-connaître ou la plongée analytique au sein des choses. Casanova passe quelques petites heures à Pola pour visiter les ruines romaines; à Ancôme, il mentionne tout juste le nom de Trajan.
Ici la ruine relève simplement du mobilier conventionnel européen: ni symbole triomphant d'un art éternel, ni incarnation mélancolique du flux temporel, ni histoire ni lyrisme - non, elle est ruine comme la cuiller est cuiller, et la chaussette chaussette! Transformer le passé en objet de culte tient de la pire barbarie! Un professeur d'histoire, qu'on le veuille ou non, sera toujours plus vulgaire, voire plus absurde, qu'un pirate polynésien ou un gigolo voué à la tendresse.


LXXIII. "… Und dann drangen wir in die Labyrinthe des Villa Aldobrandini ein." ("… Et nous allâmes nous enfoncer dans les labytinthes de la Villa Aldobrandini.") Déjà les effets élémentaires des associations se bousculent avec une impatience impossible à contenir. "Wir drangen ein": il ne s'agit plus ici d'étiquette ou de poésie, mais d'une conquête brutale, provocante, satanique même - dérobons, volons et profanons! La vie est si grandiosement inutile que seule la bestialité la plus irresponsable mérite le nom de style! Un labyrinthe au coeur d'un jardin : c'est là l'unique complexité - le serpent des choses, et non celui de l'âme!
Équilibre de pastorales mignardes à la Zipoli et de monstuosités dignes du Minotaure, ce labyrinthe incarne la totalité du XVIIIe siècle. Aldobrandini : magie des noms - la seule qui soit encore raison et non mystique! Si j'en crois ma lecture de Valéry, les plus grands rationalistes, à savoir les adeptes latins de la "pensée pure", sont précisément ceux qui débusquent l'eurêka dans les constellations rythmiques de la langue et autres sorcelleries vouées au "temple des mots" (faut-il préciser qu'un tel enseignement m'a profondément rassuré?…). Durant certaines périodes adolescentoïdes, nous aurions tendance à considérer la musique verbale comme une fioritures romantique indigne du cerveau, avant de comprendre que ce que nous prenions pour un vulgaire charabia singsong l'emporte sur toute les définitions! Un nom comme Aldobrandini s'avère d'une précision plus cruelle que n'importe quel concept mathématique. N'est-il pas cohérent d'approcher Casanova, destructeur virtuose de toutes les dualités inutiles, comme la synthèse même du chant lexical et de la raison pure, le symbole de l'indistinction - toujours pressentie mais ici définitivement comprise - entre rigueur et sentiment!
[…]
Échappant au cérébral comme à l'humain, la "pensée" n'existe qu'au sein de la nature - d'où elle surgit comme une combinaison des objets du monde. Ce qui se meut en nous n'est que frémissement, excitation provoquée par cet élément informulable - adhésion lyrique à l'innommé! L'ancienne "pensée" a vécu - seule demeure la "logique" des nuances et constellations que nous offrent les choses. C'est elle que cherche à cerner désespérément la "description" - seule philosophie possible des temps nouveaux, unique réaction passionnelle que nous ait laissée l'immanence raisonnable du monde - vaguement perçue ou pressentie, mais peut-être à jamais indicible. Résumons-nous: la "pensée" est l'addition d'une description absolue et d'un frémissement parfait. En d'autres termes, le sommet de l'esprit se constitue désormais de ce qui fut considéré autrefois comme son secret inavouable: la copie servile de la communion lyrique. Lorsque nous comprendrons enfin que ces deux mérites suprêmes éclipsent toute autre possibilité, nous accompliront sans doute une véritable révolution copernicienne dans l'histoire des idées, semblable à celle de Kant autrefois. Voilà pourquoi il n'était pas inutile de délaisser provisoirement Casanova afin de plonger dans les ombres arcanes du Labirinto Aldobrandini.


LXXVII. Avec des moyens fort modestes, Casanova parvient à créer une atmosphère plus sensuelle que toutes les mythologies pornographiques accumulées depuis des millénaires. Un seul exemple? La marquise, qui rend une visite impromptue au cardinal, est vêtue d'un élégant négligé!
Négligé! Pour celui dont l'imagination a accompagné Giacomo parmi les bals vénitiens et les baroques déjeuners romains de pur style "contre-réforme", cette apparition en "robe de chambre" apparaît plus évocatrice que ne le seraient dix étreintes arétines. C'est le surgissement même de l'Antéchrist, la parfaite décadence, l'anéantissement de toute pudeur! Qui plus est, la belle surgit sans se faire annoncer - Greta garbo, abandonnant brusquement son rôle et jaillissant hors de l'écran pour embrasser amoureusement le préposé aux vestiaires, ne constituerait pas péripétie plus dramatique que cette arrivée intempestive de l'aristocrate sans son escorte de valets. Toute culture doit protéger farouchement la complexité de ses rituels quasi mandarins - ne serait-ce que pour préserver la possibilité de tels coups de théâtre. Une autre fleur décadente? Pénétrant dans la chambre, la marquise constate que la table destinée aux repas du cardinal est placée à côté du lit! Entendez-vous résonner cet accent sodomique d'une intimité quasi infernale!


LXXVIII. Le trio que compose Giacomo, le cardinal et la marquise atteint son point culminant avec l'improvisation de quelques poèmes. […]
Cette coutume esthétique resplendit d'un éclat digne de Casanova - venant de lui, peut-on du reste imaginer autre chose? Ce n'est pas dans la solitude que naît l'inspiration mais près d'une table mise, entre une marquise en négligé et un cardinal sirotant son café - librement, à l'improviste, au coeur de la réalité. Prétexte pour les yeux et les mains d'entonner une farandole endiablée… "The proper study of mankind is man": voilà l'essentiel - les mains et les yeux vivants de l'homme vivant! Que la poésie serve le bonheur du geste - et non l'inverse! Cette table apparaît plus comique encore qu'un bidet égaré au fond du Walhalla. Le papier? Le texte? Pure minimalité. Les plus belles variations de Mozart ne sont pas nées d'un saisissement (Ergreifung!) de l'âme par le destin, mais d'un environnement propice à même de faire danser l'esprit du maître. Geburt der Tragödie aux dem Geiste der Plauderei ("Naissance de la tragédie issue de l'esprit de conversation")!
Nous ne voulons ni livres ni dieux; nous sommes vierges de tout émoi métaphysique; l'avenir comme le passé nous sont indifférents; nous tympanisons les arts de la vérité! La seule chose qui nous excite - et cela jusqu'à la tombe - c'est l'ivresse dévolue aux situations parfaites - une harmonie onirique faite de femmes, d'espaces idoines et de santé florissante!
De telles "situations rédemptrices" (le seul thème inspiré par la réalité du désir qu'il convient d'opposer an verbiage que vous venez de lire), les Mémoires en regorgent. Et l'une des plus splendides clôt précisément la scène décrite plus haut. Une fois le cardinal assoupi, Giacomo et la marquise restent en tête à tête.
"Assoupi!" Nul besoin ici de ligoter le bonhomme ou de lui faire la peau! Non, toutes les composantes du trio se sentent aussi bien que possible! Ces hasards sont plus singuliers encore que des comètes coiffées de chapeaux haut-de-forme! - vrais miracles dont nous devons rendre grâce au destin. La marquise gagne la terrasse. Existe-t-il bonheur plus profond, mieux enfoui dans les couches démoniaques, qu'une sortie à l'air libre après un déjeuner exquis arrosé des plus fins nectars? Demeurer au-dehors, en une chambre-jardin; se laisser bercer entre touffeur du lit et la liberté de la forêt - oui, précisément "entre". Elle s'assied sur la balustrade - légèreté plus familière, plus vertigineuse que tout l'attirail pathétique de la sensualité. Sa jambe frôle le corps de Giacomo. Rimes ivres de vers improvisés, souffle silencieux du cardinal, pesanteur chaude de la digestion, atmosphère propre aux terrasses, balustrades et fontaines noyées dans le lointain, négligé aristocratique et contact discret d'une peau étrangère… C'est à juste titre que notre lyrique s'écrie: "Quel poste!" Et de déclarer aussitôt sa flamme! Écoutez cette délicate volupté qui vibre entre salon et nature, à l'heure où les mots d'amour se font paysage murmurant: voilà le jardin, voilà la terrasse, voilà Rome - et le vin était excellent!


XCI. Lorsque son navire s'approche de Byzance, la magnificence du spectacle le paralyse! "Dieser prachtvolle Anblick war auchder Grund des Unterganges des Römischen Reiches" ("C'est cette superbe vue qui fut la cause du déclin de l'empire romain"). Qui formula jamais avec autant de puritaine rigueur cette évidence terrible: Les grands tournants de l'histoire mondiale et de la théologie, le destin des dieux et des empires sont éternellement suspendus à l'apparence impressionniste de l'instant? Que le catholicisme existe ou non, que l'éthique romaine l'emporte sur la morale asiatique, tout cela dépend de choses aussi subtiles qu'une esquisse de Manet ou qu'un accord de Debussy! Prétentieuses théories de la génétique ou de la pragmatique de l'Histoire cèdent la place au "prachtvoller Anblick" ("Spectacle inoubliable"), seul élément décisif en amour comme en politique! Qui, pour se rendre compte enfin de la grandiose futilité du destin, de cette puissance infinie de l'instant capable d'engendrer des Byzances et d'anéantir des dieux? Voici le règne sans partage du détail éphémère et de la vision fugitive sur tous les millénaires noèmes et autres murailles de Chine!


XCIV. "Sur cela prenant un violon…": Que Giacomo se saisisse d'un violon au coeur des Mille et Une Nuits revêt la même importance symbolique que ses discours théologiques. Non qu'il goûte particulièrement la musique, mais il raffole de bal et d'opéra. Or, à cette époque, impossible de réussir en société sans gigues, chaconnes, contredanses et autres forlane ! Que vaudrait ce siècle sans sa musique? Sans Bach, ce parfait compromis entre saint Thomas et Paganini? Il faut que Casanova joue du violon, comme il fallait qu'il allât à Byzance - ainsi l'exige son essence italienne, amoureuse, d'homme du XVIIIe siècle (bref, casanovienne!). Et gardons-nous d'oublier la splendeur synthétique de ces airs, oscillant entre virtuosité et lyrisme, entre fugues cérébrales et danses de salon. Où et quand un équilibre si enchanteur fut-il atteint entre chanson populaire italienne et folie privée germanique, entre barcarolle et métaphysique? Où et quand un unique air de violon sut-il réunir ainsi le classicisme acéré de la forme florentine et l'écoeurement sirupeux des bastringues?
De telles musiques marient, en une douceur naturaliste, l'aristocratie et le vulgaire, la solitude luthérienne et la convivialité toscane, l'abstraction et la sensiblerie! Oui, il fallait que Giacomo empoignât le violon et en jouât, avec une folie des plus vénitiennes, jusqu'à l'aube! Cette splendeur chromatique du baroque tardif constitue aussi l'expression la plus fraternelle de sa propre vie, et mes propres commentaires, suites ou sonates, devraient se déchiffrer comme de pures partitions casanoviennes. Admirez encore les circonstances théâtrales: Giacomo cède son violon à un musicien professionnel déniché - cela va de soi - au consulat vénitien (Venise à Byzance! Parfaite tautologie, aussi haute en couleur que si l'on disait Venise à Venise); puis surgit une femme masquée d'un loup de soie, que Casanova baptise aussitôt "nymphe" (nulle convention triviale ne saura jamais ternir l'aérienne beauté de ce mot!); enfin commence la fougueuse danse nationale dont l'un des mouvements s'appelle - en dépit de toute sa barbarie vénitienne - "ronde du ballet". Masque, éclat nymphal, danse folklorique de salon - soit l'essence zigzagante de l'Europe dans une luxueuse villa turque autour d'un théologue voltairien de dix-neuf ans! Mensonge pittoresque? Bien au contraire, cette scène apparemment tirée par les cheveux surgit aussi naturellement que la trajectoire d'une hirondelle dans le ciel. C'est ici que le jeune Casanova s'identifie pleinement au Mozart de L'Enlèvement


Que Miklos nous pardonne ces dix-sept citations extirpées sans ménagement de l'enchaînement par et pour lequel elles ont été façonnées; et qu'il me passe ce pauvre nombre pusillanime!
Par cet entrebâillement, on pourra cependant juger de la nature de son vaste projet, et avec quelle adéquation, et quel humour, sa langue et sa pensée serpentent entre les jalons essentiels de son objet nostalgique: Le XVIIIe siècle, dont nous apercevons encore, au large, les derniers rayons verts.


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(1) - Blaise Cendrars, comme d'autres, ne s'y est pas trompé: « Je considère les Mémoires de Casanova comme la véritable Encyclopédie du XVIIIème siècle ».

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le 7 août 2015

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