Le héros vieillissant de Richard Ford, confronté aux conséquences de l'ouragan Sandy.

Agent immobilier à la retraite, ayant survécu à un cancer de la prostate, le héros vieillissant de Richard Ford, Franck Bascombe, émarge maintenant à soixante-huit ans à la rubrique «agenda vierge». Même s’il consacre une partie de son temps libre à accueillir les soldats américains de retour d’Afghanistan, et à rédiger des articles pour une feuille de chou qui est destinée à faciliter leur retour problématique à la vie civile, tandis que sa deuxième femme Sally dédie ses journées aux «naufragés» de l’ouragan Sandy qui vient de dévaster la région (la côte Est des États-Unis, dans l’état du New Jersey), Franck Bascombe apparaît dans ces quatre récits comme essentiellement passif, témoin des dégâts de l’ouragan, du délabrement des maisons et des êtres humains, et du temps qui passe.


«À l’arrière-plan, l’étendue du carnage me saute aux yeux. Dans Central Avenue, vers mes anciens bureaux, et aussi loin que porte mon regard côté plage, la vie de la cité a pris une raclée mémorable – toits arrachés, façades mises à nu qui révèlent des pièces encore meublées, avec des photos sur les tables de chevet, des penderies bourrées de vêtements, des cuisinières et des frigos au blanc éclatant. D’autres maisons ont disparu corps et biens. À tous les coins de rues s’élèvent de véritables pièces montées, dont l’une est coiffée d’un sapin de Noël, faites de gravats, de crasse, de sable, de décorations de Halloween en piteux état, de capots de voitures, de buffets, de toilettes et boîtes à lettres – toutes choses pulvérisables et compactables. En attente de quoi, ce n’est pas clair.»


À deux semaines de Noël, six semaines après le passage dévastateur de cet ouragan, Franck Bascombe est appelé par un certain Arnie Urquhart, propriétaire désemparé de son ancienne maison sur la côte, maintenant détruite, qui cherche à savoir s’il doit céder ce qui reste aux spéculateurs insistants. Dans un autre récit, dans le quartier «chargé d’histoire» qu’il habite désormais, devenu inaccessible pour les Afro-Américains qui l’habitaient autrefois, il reçoit la visite d’une des anciennes occupantes de sa maison, Mme Pines, qui a habité là dans son enfance et qui lui révèle les événements horribles qui se sont déroulés dans cette maison de bois à l’allure coquette. Plus tard, il rend visite à sa première femme, atteinte de la maladie de Parkinson et à l’un de ses anciens amis, malade et agonisant. Passant beaucoup de temps à s’observer lui-même, morose et plutôt lâche, gagné par la peur d’une mort qui se rapproche, Franck Bascombe préférerait ne pas agir, ne pas donner de conseils, et d’ailleurs il prend très peu la parole dans les quatre nouvelles qui, se chevauchant, constituent ce roman.


«Ces dernières semaines, j’ai entamé un inventaire personnel des mots qui, selon moi, ne devraient plus faire partie de la langue, orale ou autre. […]
Du reste, l’individu vieillissant, moi par exemple, n’a que trop tendance à s’engluer dans les sédiments de la vie. Vu qu’il ne se passe plus grand-chose, sauf sur le front de la sante, autant s’alléger. Et par où commencer sinon par les mots qui nous servent à exprimer des idées se faisant chez nous de plus en plus rares, de plus en plus errantes.»


La côte défigurée par l’ouragan semble former le reflet du délabrement des États-Unis, et de Franck Bascombe lui-même, tous deux également désabusés, repliés sur eux-mêmes, détachés d’un passé triomphant évanoui. Les ombres fantomatiques de cette Amérique abîmée par les dérèglements du climat, mais aussi par les dégâts de la spéculation immobilière, par une ségrégation raciale devenue sociale, et par une idéologie figée et vieillissante surplombent ces nouvelles profondément tristes, même si elles se teintent par endroits d’un humour décapant.


«Bittick est un ingénieur, un ancien Navy SEAL dont l’emploi a été détruit par une société de Jamesburg qui fabrique des équipements pour les pipelines. Il a une montagne de factures en retard et la saisie immobilière lui pend au nez. Il fait flotter la bannière étoilée jour et nuit. Il est de la vieille école, brusque et robuste – ardent partisan d’enseigner ses enfants à domicile, il stocke ses conserves, ne donne jamais un pourboire, ne croit qu’au libéralisme absolu -, il fait partie des types qui refusent de payer des commissions sur quoi que ce soit («C’est du racket, on a un droit naturel a ces prestations») et ne voit pas les immigrés d’un bon œil. Il compte aussi parmi les maniaques des droits de la personne qui voudraient que les enfants à naître aient le droit de vote, le permis de conduire et des armes à feu pour le protéger le jour où la révolution éclatera.»


Évoquant en écho le superbe roman de Rafael Chirbes, «Sur le rivage», et le carnet de voyage de Frank Smith, «Katrina – Isle de Jean Charles, Louisiane», «En toute franchise» laissera sans doute une impression moins profonde que le précédent roman de l’auteur, «Canada», mais marquera par cette ombre portée tout au long du livre, dans les dégâts de l’ouragan, d’une fin inévitable.


Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/10/28/note-de-lecture-en-toute-franchise-richard-ford/

MarianneL
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le 29 oct. 2015

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