L’optimisme de Bruno Latour a quelque chose de fascinant : face à une civilisation qui s’effondre sous le propre poids de ses contradictions et de ses aveuglements, le voilà qui plutôt que d’endosser les habits d’une Cassandre ratiocinante préfère se lancer dans une aventure folle marquée au sceau du 2.0, une gigantesque enquête dont ce livre n’est que la pointe émergée de l’iceberg puisque il se double d’un site internet et d’une série de rencontres afin que les ramifications de ses propositions et de ses analyses puissent s’enrichir, évoluer, et surtout avoir un effet concret.


Le point de départ ? Reprendre les choses là où son ouvrage Nous n’avons jamais été modernes les avait laissées, mais sous un autre angle : si les Occidentaux n’ont pas rempli le programme qu’ils s’étaient fixé – une rationalisation du monde à exporter clé en main à tous les peuples qu’ils considèrent comme embourbés dans l’irrationnel – plutôt que de les accabler ne pourrait-on pas 1° comprendre comment cet échec a pu advenir, et 2° faire en sorte qu’un héritage puisse tout de même être sauvé, amélioré, et transmis. Bref, il s’agit bien ici d’une tentative de réconciliation et d’apurement des dettes, qui passe par une démarche aussi complexe que roborative : retourner l’analyse anthropologique inventée par les Modernes sur eux-mêmes.


Pour cela, Latour s’appuie sur un concept de Souriau, celui de « mode d’existence », en suivant un principe cher à William James : « nous ne voulons que l’expérience, d’accord, mais pas moins que l’expérience » car force est de constater que le problème majeur que posent les Modernes, c’est de ne jamais mettre en adéquation leurs actes et leurs principes, les faits qu’ils expérimentent et les mots qu’ils utilisent pour en parler de façon abstraite. Le temps de la critique est dépassée, et tout le livre est plutôt une façon d’aller au fond du problème, en repérant domaine après domaine – le droit, la science, la connaissance, la religion, etc.. – quelles bifurcations (pour reprendre un thème cher à Whitehead) se sont insinuées subrepticement entre l’intention et la réalité, dévoyant ainsi dans l’opacité la plus inextricable les valeurs des Occidentaux.


Sur son principe, l’enquête de Latour suit donc un cheminement assez simple : désemmêler la pelote du réel en gardant en tête que tout n’est qu’affaire de réseau, de discontinuité et de transformations. Au passage, il faudra donc être particulièrement attentif à ne plus tomber dans les pièges de l’opposition artificielle que se sont posés à eux mêmes les Modernes entre Objet et Sujet (et donc entre objectif et subjectif). Cette ligne de partage est un leurre qui ne peut qu’engendrer une catastrophe, celle de perdre de vue définitivement toutes les richesses que contient l’expérience. Et patiemment, à la place, scruter chaque mode d’existence (comment on comprend, comment on apprend, comment on croit, comment on fabrique, comment on aime, comment on moralise…) pour bien déterminer les logiques de chaque réseau sans les écraser sous un Modèle unique, faussement rationalisant.


Évidemment, résumée ainsi, l’ambition de Latour doit paraître démesurée et donc ses résultats incompréhensibles. Mais il n’est que de lire le livre pour que soudain tout s’éclaire. C’est que le bonhomme est d’une finesse et d’une rigueur absolue, et sa prose, toujours limpide, se plait à jouer des références et des mots avec un humour constant. Il y a un bonheur fou à remettre toute cette carte embrouillée à plat, et une énergie communicative dans cette décision de se remonter les manches pour aller voir, sous le capot, comment le moteur fonctionne. Pas uniquement par souci épistémologique, mais surtout pour essayer de sauver ce qui peut encore l'être, et retourner le tout économique en tout écologique. Car pour Latour il est tard, mais pas trop tard : la rencontre avec Gaïa est pour demain matin et il est encore temps de tout reprendre à zéro pour que la confrontation ne tourne pas au désastre. On aimerait pouvoir le croire !

Chaiev
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste On the row (2018)

Créée

le 12 déc. 2018

Critique lue 987 fois

12 j'aime

2 commentaires

Chaiev

Écrit par

Critique lue 987 fois

12
2

Du même critique

Rashōmon
Chaiev
8

Mensonges d'une nuit d'été

Curieusement, ça n'a jamais été la coexistence de toutes ces versions différentes d'un même crime qui m'a toujours frappé dans Rashomon (finalement beaucoup moins troublante que les ambiguïtés des...

le 24 janv. 2011

283 j'aime

24

The Grand Budapest Hotel
Chaiev
10

Le coup de grâce

Si la vie était bien faite, Wes Anderson se ferait écraser demain par un bus. Ou bien recevrait sur le crâne une bûche tombée d’on ne sait où qui lui ferait perdre à la fois la mémoire et l’envie de...

le 27 févr. 2014

268 j'aime

36

Spring Breakers
Chaiev
5

Une saison en enfer

Est-ce par goût de la contradiction, Harmony, que tes films sont si discordants ? Ton dernier opus, comme d'habitude, grince de toute part. L'accord parfait ne t'intéresse pas, on dirait que tu...

le 9 mars 2013

244 j'aime

74