La confabulation – à l'honneur dans le chapitre trois du troisième livre des Essais – voilà pour Montaigne ce qui n'est pas loin d'être la plus fine des fins, du moins la plus agréable, du commerce qu'il peut entretenir avec l'autre. Entendons par commerce la relation.


La fin de ce commerce, c'est simplement la familiarité, la communication et la conférence (1) : l'exercice des âmes, sans autre fruit. En nos propos, tous sujets me sont égaux. Il ne me chaut qu'il y ait, ni poids, ni profondeur : La grâce et la pertinence, y sont toujours, Tout y est teint d'un jugement mûr et constant, Et mêlé de bonté, de franchise, de gaieté et d'amitié. Ce n'est pas au sujet des substitutions [affaires publiques testamentaires, NDLR] seulement, que notre esprit montre sa beauté et sa force, et aux affaires des rois. Il la montre autant aux confabulations privés.


En cela, Montaigne n’est pas loin de décrire et donc de chercher, de peindre et donc déjà de presque trouver, l’espace rose bonbon auquel aspire l’âme un minimum idéaliste, voire un minimum artiste, cet espace où l’âme ne serait plus du tout sur la défensive, car tout ce que l’âme humaine a d’essentiellement inacceptable serait neutralisé par un commerce privilégié de toute beauté, d’une beauté qui serait plus que jamais à deux doigts de s’incarner, en ce qu’elle aurait trop longtemps été la promesse du bonheur, et qu’elle aurait enfin les moyens de tenir parole. L’espace du kitsch de Kundera.


Mon horizon à moi aussi, j’en conviens. Petit trait au loin du matin.


Le bât blesse, au bas mot, cependant, en ce que nous ne vivons pas, pardonnez-moi l’expression, dans un monde de bisounours (encore faudrait-il de toute façon que les bisounours soit gracieux, pertinent, mûr et constant, puisque la bonté la franchise et la gaieté ne font pas tout). Nous - j’entends le monde, du moins mon pays, la France - sommes davantage dans le monde de Kafka, et si j’ai l’habitude de dire que je n’y connais rien en politique par précaution puisque je n’ai jamais lu d’ouvrages de référence, j’ai tout de même ma conception de ce monde kafkaïen, que je vous livre ici sans filtre :


– l’idéologie est capitaliste libérale, et elle pique la langue et le crâne, en ce qu’elle tourne les valeurs dans le sens sinon inverse du moins dans celui de la douleur, que nous parlions de valeur marchande, éthique, voire spirituel, le capitalisme libéral décide de la marchandise avant d’entendre le besoin : en cela il a tout faux.
– le régime est technocrate, puisque la science peut s’affranchir de l’éthique. La science dont on parle en l’occurrence est administrative, elle peut tenir en place les systèmes les plus absurdes tant que la logique le permet, et elle crée ses propres savants, virtuoses dans leur manière d’alimenter avec le sourire le monstre qui les tétanise, et qui tient en place l’idéologie.


Son siècle à lui aussi, Montaigne, il le trouvait bâclé, probablement pour tout un tas de raisons politiques qui m’échappent encore, mais aussi parce qu’il, son siècle, semblait porter l’embryon d’une opinion de salon inquisitrice, en quête de justice lexicale, sur tous les fronts.


J’ai naturellement peine à me communiquer à demi. Et avec modification : et cette servile prudence et soupçonneuse, qu’on nous ordonne, en la conversation de ces amitiés nombreuses, et imparfaites : et nous l’ordonne l’on principalement en ce temps, qu’il ne se peut parler du monde, que dangereusement, ou faussement.


Aujourd’hui c’est tout comme si l’embryon avait grandi, l’opinion est publique et hystérique, aux prises avec les médias, et les cent quarante caractères de Twitter, dans un fabuleux cercle décadent. Les politiques et les autres sont acculés, par l’administration, par le discours administratif, par l’autre discours, le leur, le leurre, celui qu’a le cul entre les deux chaises ochlocratiques, entre la démagogie et le populisme, et par la pouvoir des polémiques que les plus cons d’entre nous déclenchent d'un twittos entre deux Big Mac. On peut plus rien dire, comme dirait l’autre con (mais moins con que les autres) de Didier Bourdon.
https://www.youtube.com/watch?v=7aMUFDAtpEw


Montaigne donc, revenons à notre Michel, s’il doit forger son âme, s’il ne peut se soustraire à son plaisir du partage,
Ma forme essentielle est propre à la communication, et à la manifestation de ma nature. Je suis tout au dehors et en évidence. Né à la société et à l’amitié
se forge comme une tactique : la même que tous, chacun à sa manière cela dit, que nous nous forgeons dans un combat toujours renouvelé, celui de se sentir à l’aise.


– Trouver des bons copains déjà, encore qu’il faudra qu’on me présente un jour cette sorte de bisounours parfaitement intellectuels et diplomates… même pas sûre que j’en veuille finalement…
– Et surtout, se confronter aux savants à la manière d’un ninja samouraï : parler toujours bandé, « parler sur la pointe de la fourchette » : il faut s’abaisser au train de ceux avec qui vous êtes, et parfois affecter l’ignorance. Mettez à part la force et la subtilité : en l’usage commun, c’est assez d’y réserver l’ordre. Traînez-vous au demeurant à terre, s’ils veulent. Les savants butent souvent sur cette pierre.


Entendez par savants, en dehors de leurs grandes qualités plus ou moins indéniables, fatalement les meilleurs petits et grands escrocs de chaque modernité. Ceux du vingt et unième siècle, entre autres endoctrinés, se promènent à la téloche avec leurs têtes de gondole.


Je parle de samouraïs puisque cette dernière posture, cet effort d’imagination de la pierre qui cogne en screud le petit doigt de pied, celle de la pierre au sol, me fait penser à la marche namba aruki, économie physique des samouraïs, les bras qui s’alignent sur les jambes, pour que le kimono reste silencieux dans les déplacements, petit extrait à la vingt-quatrième seconde :
https://www.youtube.com/watch?time_continue=47&v=DC66NZj8pJ4
Le principe de base est simple : en cas de danger, ayez l’air con comme tout le monde. Juste l'air si possible...


Si vous pratiquez les arts martiaux asiatiques, les fondements ne sont pas éloignés de cette marche et la pratiquer vous permettra de vous perfectionner. Ensuite, dans la vie de tous les jours, les bénéfices pour la santé et le corps sont là : plus d’endurance, position stable du corps, pas de perte d’énergie, plus de force dans le corps, moins de fatigue à monter les escaliers… Le prix à payer ? Passer pour un fou.
(http://ameliemarieintokyo.com/lart-japonais-de-la-marche-namba-aruki/)


À noter qu’il y a chez les samouraïs deux approches de la pratique : la première, le ju-jitsu, enseigne la technique du samouraï, dans une optique donc plutôt militaire ; quand la seconde, davantage contemporaine, le , enseigne la voie du samouraï, axée sur la maîtrise de soi et de son agressivité, dans une optique de paix.


Une posture, cette seconde, dont il est bon parfois de tirer profit, pour ne pas nous faire de bile jaune, lorsque la vie et nos adversités ressemblent à s’y méprendre à l’attente au bout du fil d’un standard téléphonique, à la maison des fous d’Astérix, gérée par les gouvernants mégalos de Jupiter, et qu’il s’agit de poser le combiné, sans haut-parleurs, attendre de loin silencieux la fin d’une Lettre à Élise massacrée , se dégourdir les jambes, s’aérer l’oreille, faire le tour du monde en pensée, se rouler entre les doigts nos petites pierres de patience et d’exigence que nous mourrons d’envie de jeter tels des shurikens vers tous les satellites GSM du monde, en chantant le temps des cerises.


Là-dessus Montaigne propose donc trois commerces : le deuxième est celui de la courtoisie comme on le serait pour un être désiré, et le premier, tant que possible celui qui nous tient en vie, celui de Jacques Brel en quelque sorte, celui des confabulations entre copains qui, aussi cons fabuleux soient-ils (pas un pour rattraper l’autre) mettent au banc la plupart des rêves de bisounours, et de loin.


La confabulation garde la pêche, car comme le dirait probablement un grand maître samouraï animiste :


Pierre qui roule n'amasse pas mousse, mais pierre qui ne roule pas s’émousse.


Le troisième commerce est celui des livres, que ni rien ni personne n'égale en termes de fidélité : le malade n'est pas à plaindre, qui a la guérison en sa manche.


Et pour ne pas le fâcher, qui sait, laissons à Montaigne le plutôt long mais fin mot de la fin :


S'il plaît à la doctrine de se mêler à nos devis, elle n'en sera point refusée : non magistral, impérieuse, importune comme de coutume, mais suffragante et docile elle-même. Nous n'y cherchons qu'à passer le temps : à l'heure d'être instruits et prêchés, nous l'irons trouver en son trône, qu'elle s'abaisse jusqu'à nous pour ce coup s'il lui plaît : car toute utile et désirable qu'elle est, je présuppose, qu'encore au besoin, nous en pourrions-nous bien du tout passé, et achever notre dessein sans elle.


(1) J'utilise pour mes critiques des essais de Montaigne les traductions modernes, en bas de page de la collection folio ; je ne me résous cela dit pas sous la suggestion à traduire « conférence » par « débat », puisque si je ne sais pas grand-chose encore de l'auteur dont je me fais le commentateur, je connais du moins de source floue l'importance qu'il donne à la conférence, et qui dépasse je crois, je crois même de loin, le débat.

Vernon79
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le 12 sept. 2018

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