En une seule phrase, le rayonnement étincelant des souvenirs fugitifs.

Entrant dans le monde souterrain des souvenirs, Christophe Manon dévide en une phrase somptueuse, une suite discontinue de souvenirs ou de fictions, qui s’enchaînent dans le flux d’un récit interrompu d’une scène à l’autre par décrochement, par un mot qui se brise en une déroute fugace, reflet de «l’invariable, violente et transitoire précarité de la vie humaine».


Décryptant, déchiffrant des photographies fanées et éparpillées, traquant les documents, les traces et les souvenirs pour évoquer ceux qui l’ont précédé, cette famille de forains et d’acteurs, ce clan de saltimbanques ambulants qui sillonnaient les campagnes avec leur théâtre mobile, cette paysanne éternellement vieille, «comme si elle était dispensée de la mort par décret divin», évoquant une vieille ferme encombrée d’un fatras d’objets, des soirées de méthodique alcoolisation et des scènes de sexe étincelantes, le texte de Christophe Manon se fixe sur des images puis dérive, ressassant le désir, la fragilité des vies soumises au passage du temps et la lumière éclatante de l’instant.


«quatre six huit bras dix jambes douze bouches une infinité de langues, mais un seul et unique sexe comme un noyau central autour duquel elle semble en permanence se désunir puis se réorganiser, s’agitant avec un enthousiasme forcené et hystérique sans pour autant se laisser posséder, n’accordant pas le moindre instant de répit à son partenaire, comme prise de folie, saisie par un délire impétueux pousse jusqu’à l’extrême exaltation, proprement ravie à elle-même et par conséquent ne pouvant décidément pas se soucier de lui, c’est-à-dire qu’elle ne lui prête qu’une attention souveraine et injonctive, sans se préoccuper nullement de ses désirs éventuels, comme concentrée sur la seule satisfaction égoïste de ses propres pulsions, toute entière tendue vers l’assouvissement impérieux de ses appétits et parfaitement déterminée à y parvenir quels que soient les moyens mis en œuvre : ne lui prodiguant aucune caresse, ne lui donnant aucun baiser, allant jusqu’à détourner la tête lorsqu’il cherche ses lèvres, agissant avec lui comme s’il n’était qu’un objet dépourvu de raison au service exclusif de ses besoins personnels, le jouet de sa domination à la fois ironique, subtile et perverse…»


Miroir de l’indécidable condition humaine et de ses oscillations, la soirée silencieuse dans la ferme où le feu agonise, succède à une scène nocturne et brûlante, en un fondu au noir sur le fil d’un mot, haché en son centre comme le flux de la pensée et de la mémoire.


«et s’efforcer désespérément d’ou
blier ses douleurs physiques, non pas menue ni maigre ni malingre mais littéralement desséchée, ratatinée, rabougrie, aussi légère, sèche et frêle qu’un moineau, comme rétrécie par quelque opération magique, quelque rite occulte ou quelque procédé scientifique issu du cerveau génial d’un savant fou, donnant l’impression d’être susceptible de s’envoler au moindre coup de vent, mais pourtant bien solide, inébranlable, immuable, inaltérable, la peau de son visage et de son cou plissée par d’innombrables rides comme celle d’une tortue, et en même temps infiniment douce et délicate, si vieille qu’elle pourrait avoir n’importe quel âge entre cent ans et un million d’années, semblant affranchie de la mort, comme un anachronisme issu d’une époque antique et révolue…»


Collectant des informations sur ceux qui nous ont précédés sur terre, sur des «petits faits étincelants, bariolés ou sombres», Christophe Manon fait revivre les fantômes à jamais inhumés, tirés de l’oubli par la précision magique d’une langue sublimée pour évoquer des terres inhospitalières et des destins anonymes et ingrats, comme dans les «Vies Minuscules» de Pierre Michon.


Soumis au désir ou à la violence, l’homme prend la parole ici dans un langage tronqué, au cœur de ces scènes devenues indéchiffrables, souvenirs insaisissables maintenant enveloppés d’une gangue magnifique de mots, rempart contre le néant malgré les limites et la fragilité du langage.


Paru en septembre 2015 aux éditions Verdier, ce livre de l’écrivain et poète Christophe Manon est un chant éblouissant pour l’homme confronté à la mort, à la fuite inexplicable du temps et au désir.


Christophe Manon sera l’invité de la librairie Charybde (129 rue de Charenton, 75012 Paris) le 15 octobre 2015 à 19 h 30.


Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/09/27/note-de-lecture-extremes-et-lumineux-christophe-manon/

MarianneL
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le 27 sept. 2015

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