Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/03/fantomes-du-japon-de-lafcadio-hearn.html


Si Kwaidan est le plus célèbre ouvrage de Lafcadio Hearn consacré au folklore japonais et plus particulièrement aux fantômes et autres créatures surnaturelles, il est bien loin cependant de rassembler tous les textes de l’auteur portant sur ce thème. En témoigne ce volume nettement plus copieux, même si au format poche, intitulé Fantômes du Japon, et qui rassemble, classés par thèmes, une petite cinquantaine de récits fantastiques nippons, qu’ils adoptent les atours presque ethnographiques de la majeure partie des contes de Kwaidan ou soient quelque peu réadaptés dans le cadre de nouvelles plus « contemporaines ». Je ne suis même pas certain que l’on puisse parler ici d’une « intégrale » de ce genre de récits (en fait, j’en doute – on notera aisément, une fois plus, l’absence du très beau mais certes assez singulier « Hi-mawari », par exemple), mais cela fait beaucoup de rab, incontestablement.


Et absolument pas en faisant dans le fond de tiroir : nombre de ces contes sont tout à fait brillants. Ils ne sont même pas spécialement « confidentiels ». J’en donnerai un double exemple : rappel, le film Kwaidan de Kobayashi Masaki, en dépit de son titre, n’emprunte pas ses quatre récits au recueil éponyme, mais seulement deux d’entre eux (« La Femme des neiges » et « Hôichi Sans-Oreilles »). Les deux autres ? Ils figurent dans ce recueil… mais, comme bien d’autres, sous un titre français très libre et souvent explicite, bien éloigné du texte original : si le titre anglais (qui est régulièrement japonais… et souvent prosaïque) est à chaque fois rappelé, tous ces textes ont ici un titre français qui n’a généralement rien d’une traduction – de « The Story of Mimi-Nashi Hôichi » à « L’Aveugle qui faisait pleurer les morts », il y a de la marge… et comme une certaine liberté plus ou moins pertinente selon les cas. Revenons-en aux textes sources du film de Kobayashi Masaki : le fragment « Les Cheveux noirs » trouve en fait son origine dans la nouvelle « The Reconciliation », qui devient en français « La Première Femme du samuraï » (oui, ce dernier mot est systématiquement rendu ainsi dans la traduction de Marc Logé, qui date forcément un peu, mais demeure plaisante) ; ces trois titres n’ont absolument rien à voir entre eux, mais il faut noter, pour le coup, que le motif des cheveux, s’il n’est pas absent de la nouvelle, y est essentiellement anecdotique, là où il est considérablement amplifié dans le film. L’autre récit à mentionner, qui s’interrompt brusquement (en pleine conscience de la part de Lafcadio Hearn, d’une certaine manière c’est le propos), s’intitule sobrement en anglais « In a Cup of Tea », qui devient plus explicitement en français « Celui qui avala un fantôme ». Et nouveau rappel : il existe un curieux petit livre jeunesse dans lequel trois auteurs français proposent des « fins » à ce récit, sous le titre Le Fantôme de la tasse de thé.


À vrai dire, Lafcadio Hearn, au travers de ce recueil, peut prendre le temps de s’attarder, éventuellement à sa manière, sur des récits essentiels à la culture japonaise, parfois de très anciennes légendes, comme celle d’Urashima-Tarô, qui fournit son prétexte à la nouvelle « contemporaine » qu’est « Le Songe d’un jour d’été » (en anglais « The Dream of a Summer Day »), parfois des histoires dont les sources sont plus ambiguës, mais qui, dans tous les cas, ont alors imprégné l’esprit japonais de longue date, ainsi avec l’ « Histoire des fantômes dans le roman La Lanterne pivoine » (en anglais, « A Passional Karma »).


Le classement thématique, s’il est en maints endroits contestable, peut permettre de dégager d’autres inspirations anciennes. À titre d’exemple, certains récits tels que « Celui qui voulait rencontrer Bouddha » (« The Story of a Tengu ») ou « La Reconnaissance de l’homme-requin » (« The Gratitude of the Samebito »), d’autres encore plus loin dans la compilation, me paraissent pouvoir s’inscrire dans la lignée des Histoires qui sont maintenant du passé (ou des Récits de l’éveil du cœur de Kamo no Chômei ?), de par leur caractère édifiant.


Certains thèmes sont tout particulièrement savoureux. J’aimerais mettre en avant, à titre d’exemple là encore, la quatrième partie, « Vertiges et prodiges », dans laquelle on trouve plusieurs récits tournant autour de l’art (peinture et calligraphie au premier chef), aussi charmants qu’instructifs.


C’est d’ailleurs l’occasion de noter que, fantômes ou pas (et même en précisant que ces « fantômes » n’en sont pas toujours au sens où nous l’entendons en Occident – il peut s’agir d’esprits de vivants aussi bien que de morts, ou encore de créatures surnaturelles radicalement non humaines, et relevant plutôt des yôkai), l’objet de ces contes n’est pas systématiquement la peur. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est « rarement » le cas, car il y a tout de même de puissantes scènes d’horreur ou d’épouvante de temps à autre, mais ces Fantômes du Japon suscitent dans une égale mesure l’émerveillement ou la compassion, parfois le rire, régulièrement la mélancolie…


L’ensemble est passionnant et enthousiasmant, constituant une très belle collection de récits à même de satisfaire aussi bien les amoureux du Japon que ceux du folklore ou de la littérature fantastique. Kwaidan est un fameux titre, et assurément un bon livre (du moins quand il n’est pas salopé par un sagouin), mais avouons qu’il a un goût de trop peu… Je ne vous engage que davantage à vous procurer, de préférence, ce plus copieux Fantômes du Japon, qui contient de toute façon (presque) tout Kwaidan (les insectes ont disparu) même si dans un ordre différent, et que j’ai dévoré avec un intense plaisir.

Nébal
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le 21 mars 2018

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