"Frankenstein" raconte l'histoire de Victor du même nom, suisse et bienfait de sa personne. Beau, intelligent, sensible, il est promu, comme tous les gens beaux, intelligents et sensibles de l'époque, à un avenir plutôt glorieux et, dans son idée, il veut révolutionner la science. Malheureusement, une fois qu'il découvre l'impénétrable secret de la vie et se décide à ne le révéler à strictement personne, il met au monde une créature à forme humaine qui s'enfuie avant que Victor n'ait le temps de lui enseigner qu'un bon suisse est un suisse beau, intelligent et sensible. La créature s'éprend alors de quelque esprit homicidaire et décide de ruiner la vie de son créateur, plongeant alors ce dernier dans des affres de douleur incroyable, provoquant fièvre, folie et envolée lyrique. Au comble de son malheur, Victor décide de raconter toute son histoire emprunte d'horreur à un explorateur du nord, qui le recueille à bord de son rafiot et en dresse un portrait de constante grandeur.

Bon, oui, le pitch de départ n'a pas l'air ragoûtant. Tordons le cou tout de suite à une idée préconçue : nombres sont ceux qui pensent - à tort - qu'un littéraire aime toute le classique, le vrai le dur, celui qui siffle avec les fesses et tourne de l'oeil à la moindre contrariété, le tout dans de grandes envolées d'une puissance émotionnelle à étourdir son lecteur. C'est faux. Le littéraire, à un moment donné de ses études supérieures, il se choisit une superbe spécialité dans le vaste champ des lettres et il ne revient plus alors vers ces maudits classiques pour lesquels il n'éprouve que mépris. Bon, ok, je parle très certainement de ma propre expérience. En tout cas, le style exploité par Mary Shelley n'est clairement pas celui que j'affectionne le plus au monde. Loin de là. Et ce n'est pas mes études de lettres modernes qui m'ont lié d'amour à ce genre. Avec son personnage scientifique - mais romantique - qui est tout affolé des sens par la beauté des paysages, on découvre qu'en fait, le héros classique d'une histoire d'horreur, c'est une chochotte. Et c'est rude. D'autant que Victor Frankenstein, pour ne pas le nommer, est le principal narrateur de cette histoire et que, du coup, vous allez manger de la description des magnifiques montagnes suisses, promptes à calmer les peines de coeur - surtout suite à la mort de votre frère, bim ! Attendez-vous à du détail, par le menu, des maux qui affectent continuellement notre pauvre Victor, dont l'existence semble en tout point tellement grandiloquente qu'à terme, j'avoue avoir ri. Oui, quand le pauvre homme perd - SPOILER ALERT - son épouse la nuit de ses noces, j'ai ri. Parce que le passage est édifiant : Victor se voit menacer par sa créature qui lui dit "je serai avec vous la nuit de votre mariage" et, alors même que la Créature n'a jamais exprimé l'intérêt de s'en prendre à l'existence de son créateur, jurant plutôt de transformer sa vie en enfer, ce dernier pourtant se met en tête qu'il va être la cible de cette vengeance et oublie totalement de protéger son épouse. Evidemment, s'en suit une fièvre, puis des errements de folie, puis la mort de tristesse de son père (ces faiblesses de santé ont l'air d'être un héritage héréditaire). Comment ne pas pouffer ? D'autant que j'en ai, des exemples de ce genre : toute sa famille est au diapason ! (Je me rappelle encore de ces passages où tous pleurent en se frappant la poitrine et en hurlant "Enfant adoré !"... épique).
Et pourtant, je me suis quand même forcé de continuer et ce fut plutôt une bonne idée. Parce que tout ce déballage de romanesque exacerbé que met en place Mary Shelley n'a eu pour effet - et je pense que c'était la volonté de l'auteur - que de me rendre progressivement ce Victor plus apathique, pour que sa Créature n'en apparaisse que plus intéressante. Dès la première rencontre, on comprend que le personnage va être quand même un poil plus actif que notre narrateur : là où Victor chouine à nouveau, le monstre, lui, se fait l'expression très intéressante d'une vision primaire mais efficace de l'existence et surtout, il n'hésite pas à dire qu'il agira en conséquence des actes de Victor (ou des non-actes, mais on y reviendra !). D'autant que le bougre sait s'exprimer : on est loin des marmonnements patauds auxquels on pourrait s'attendre ! Non, le corniaud sait parler, et même pire, sait persuader de son point de vue, tout en se laissant pourtant aller à de terrifiants accès de colère. D'où ses menaces qu'il met d'ailleurs à exécution. On touche là au réel intérêt de Frankenstein - qui révèle qu'en fait, sa construction est plus maîtrisée qu'il n'y paraît.
En effet, ce brave - mais idiot - Victor, narrateur et donc fidèle (même trop) compagnon du lecteur, est un personnage de profonde inaction : il n'agit jamais - ou si peu que cela en revient au même. Ses actes - à l'exception du premier, la création de son Némésis - n'ont jamais d'impact sur l'intrigue et ne la font jamais avancer. J'en prends pour preuve le marché que la Créature tente de passer avec lui, créer une compagne - chose plutôt légitime et intéressante. Victor la refuse tout bonnement et finalement, son influence sur l'intrigue ne passe que par la fuite d'une situation, là où la Créature, en laissant libre court à sa vengeance, impacte directement la progression du récit. D'ailleurs, dès le début de l'histoire, c'est bien Victor qui traque sa bête, cette dernière le menant jusque dans les paysages arctiques : Victor suit les événements, la Créature les génère. Du coup, on se retrouve avec un narrateur qui esquive l'avancée de l'histoire et nous narre par le menu le détail précis des symptômes de sa tristesse, le tout introduit par sa groupie, le capitaine anglais qui ouvre l'histoire. D'ailleurs, c'est plutôt cohérent avec le style narratif employé : en structurant son récit en discours issu du personnage principal, Mary Shelley impliquait déjà le fait que Victor serait témoin et non acteur. C'est la différence entre l'usage du "je" et du "il", les événements, avec ce fameux "je", sont rapportés, mettant ainsi une distance temporelle avec le lecteur.

On peut quand même reprocher à ce Frankenstein une certaine naïveté dans la façon de dépeindre ses personnages (à l'exception de la Créature) qui, même si elle participe du sentiment de détachement de ces humains un peu concon, semble parfois un peu trop prononcé pour être crédible (Victor, poursuivant la Créature, se réveille régulièrement à côté de repas chaud et croit - je déconne pas - qu'il s'agit des esprits de la vengeance qui l'aident dans sa quête... sérieux. Et ce mec est scientifique !). Ce serait tout de même oublier l'âge auquel Mary Shelley l'a écrit et l'impacte de cet oeuvre sur l'imaginaire fantastique pour les années suivantes... d'autant que son personnage de Créature est d'une grande puissance, intriguant, fascinant et effrayant à la fois, loin de ce que ce même imaginaire a pu générer comme image par la suite. Un esprit éduqué, raffiné et d'une logique implacable, qui observe l'humanité par une lorgnette objective et choisit finalement.
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le 11 oct. 2013

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le 5 nov. 2013

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