Il y a d'abord le noir, insondable et increvable, tout gluant de suie et de charbon vaporisé. Il y a ces puits de mine, des gouffres béants qui avalent goulument les hommes par milliers, dans le fracas incessant des cages, du cliquetis machinal des câbles ainsi que des souffles haletants des mineurs. Ces formes disloquées, totalement noires, nues et tendues telles des musculatures éreintées s'échinent et s'épuisent comme des esclaves dans des galeries interminables, menacées sans cesse par les lourdes pierres, le grisou prêt à exploser au contact d'une torche ou les torrents des cours d'eau souterrains. Ces femmes, ces enfants, ces hommes qui n'ont plus rien d'humain sauf leurs amours et leurs joies, qui ne leur sont laissés que dans le temps court et insuffisant d'un repos superficiel, se battent donc pour leur vie dans les ténèbres dantesques des mines du Nord. Tenaillés par la faim, l'épuisement et l'humiliation des maîtres, ils sont là : grotesques et beaux à la fois, dans toute leur laide splendeur. Dans un chef d'oeuvre magistral d'humanité, Emile Zola nous livre un roman social, un roman épique, un roman d'amour et un roman philosophique sur lequel le lecteur peut méditer, s'extasier ou se tordre de douleur pour ces mineurs qui se dépêtrent sans trêve de l'emprise d'un monstre sans visage, sans consistance, qu'est le capital. Ce capital, c'est une foulée d'hommes et de femmes délicats, à la peau blanche et fragile, toute couverte de parfums, de toilettes raffinées et torturées par leurs petites passions bourgeoises. Ce sont des êtres doux toutefois, presque sensibles, dépossédés pourtant de scrupules quand d'autres sont dépossédés de tout.
Car Emile Zola nous conte d'abord la violence de ce contraste entre la misère crasse des mineurs et la richesse subtile des actionnaires. C'est d'abord l'exploitation et ensuite la grève. La violence économique et symbolique des uns sur les autres à laquelle répond la violence sociale des autres sur les uns. Cette brutalité des grévistes contre les riches peut paraitre à bien des égards choquante : on gifle les hommes, on déculotte les dames et on tue les commerçants usuriers. Elle n'est que la réponse à une violence structurelle plus profonde qui pousse les pauvres au désespoir. Cette incompréhension entre l'actionnaire d'une part, et le mineur d'autre part, alors même qu'ils partagent cette même humanité, est résumé à merveille par cet extrait, un monologue du directeur de la mine : "Du pain! est ce que ça suffit, imbécile". Il mangeait, lui, et il n'en râlait pas moins de souffrance. Son ménage ravagé, sa vie entière endolorie lui remontaient à la gorge, en un hoquet de mort. Tout n'allait pas pour le mieux parce qu'on avait du pain. Quel était l'idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage des richesses ? Ces songe-creux de révolutionnaires pouvaient bien démolir la société et en rebâtir une autre, ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant à chacun sa tartine. Même ils élargiraient le malheur de la Terre, ils feraient un jour hurler jusqu'aux chiens de désespoir, lorsqu'ils les auraient sortis de la tranquille satisfaction des instincts pour les hausser à la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien était de ne pas être, et, si l'on était, d'être l'arbre, d'être la pierre, moins encore, le grain de sable qui ne peut saigner sous le talon des passants. Merveilleuse pensée qui résume parfaitement le mal ouvrier confronté au mal bourgeois. Mais Germinal est aussi une troisième violence : celle de la Nation, de l'Armée, contre les grévistes qui parvient même à semer les graines de la zizanie entre les pauvres. Ces trois violences : économique, sociale et politique, constituent le triumvirat des agressions dénoncées par Zola dans son grand roman.
Et puis, face à ces violences, il y a les gens. La grande majorité d'entre eux suit le plus beau parleur tout en se révélant parfois infidèle, suivant la grève un jour, allant descendre au fond un autre. Tous pensent à leurs estomacs, à leurs besoins d'amour et à leurs pintes bien fraîches dans les estaminets. Puis il y a les politisés, ceux qui mènent la grève et la violence sans vouloir céder d'un pouce. Puis il y a ceux que l'on connaît bien : les collaborateurs, les chantres du droit au travail et les suceurs de pines patronales. Tout est d'une incroyable modernité. A côté d'eux, chez les politisés, il y a le marxiste, le réformiste, l'anarchiste nihiliste et même, le chrétien social. Zola parvient, face à cet éventail de réactions idéologiques et humaines, à composer une oeuvre incroyable de justesse. Qui ne connaît donc pas la mine pourrait la connaître en lisant un seul roman : Germinal. Ce roman incroyable, qui dépeint la misère humaine avec une maestria virtuose et qui se plaît à rêver, un siècle avant le communisme, à des lendemains qui chantent en plein Second Empire, est sans doute, bien plus que Les Misérables, le véritable roman de la condition ouvrière. Rien d'étonnant à ce que, quand Zola mourut, des ouvriers venus du Nord vinrent sur sa tombe jeter des roses en criant Germinal. Bouleversant et génial de bien des points de vue, ce roman restera dans mon esprit comme un des classiques les plus indémodables et les plus utiles qui aient été écrits. Personne ne pourra jamais l'oublier : Germinal