Gorgias
7.2
Gorgias

livre de Platon ()

(Re)lire Platon en commençant par le Gorgias. Pourquoi le Gorgias? C'est simple, il a l'intensité dramatique d'un polar, parle de cuisine et de gymnastique, d'invisibilité devant la loi, de plaisir comme tonneau percé, d'impuissance de la philosophie, de la possibilité de tuer plein de mecs sans être condamné et aussi qu'au moment de mourir, on est jugé à poil. En plus, pour une fois, il y a un mec qui refuse de donner raison à Socrate, lui renvoie son ironie grinçante, le chambre, lui dit que la philosophie c'est mignon pour les enfants mais qu'à son âge avancé ça devient préoccupant et que ça finira même par le perdre. Ce mec, c'est Calliclès, qui n'a pas seulement la formule et le verbe facile, il est aussi capable de balancer à Socrate un argument d'une puissance inouïe : moi, je suis d'accord avec toi Socrate, il existe un droit de nature sauf que ce droit, c'est celui du plus fort. Plus question de se cacher derrière la positivité des lois comme Gorgias, qui feint de ne pas comprendre Socrate lorsque celui-ci découple la justice des tribunaux (relative) d'une justice naturelle, mais dont on ressent le malaise, Gorgias transpirant à grosses gouttes à chaque question de Socrate. C'est Polos qui met les pieds dans le plat : bien sûr Socrate la rhétorique permet d'échapper à la loi, il existe un écart entre la loi et la justice absolue. Ce que Calliclès va dire, c'est que les faibles ont beau se réfugier derrière la loi, la société n'échappe pas à la nature et les plus forts rétablissent la justice : les plus forts (les rhéteurs) dominent les plus faibles (les philosophes).

Ce qui est fascinant, c'est la prolifération des grands thèmes de la philosophie que soulève le Gorgias. Prenons en quelques uns, la confrontation entre la philosophie et ses rivaux (la sophistique, la rhétorique, ce qui constitue l'art oratoire), la question de l'existence ou non d'un droit naturel, le contenu et la forme de la justice... Le Gorgias est aussi un modèle de dialogue socratique, où tout s'enchaîne dialectiquement à partir de la question posée par Socrate à Gorgias : "quel est l'art que tu enseignes et en quoi consiste-t-il?". Modèle surtout dans la manière dont est ficelée cette véritable pièce dramatique, trois actes, trois moments enchaînés, trois interlocuteurs, le climax avec Calliclès, le comique, l'ironie. Revenons sur l'intrigue en mettant en exergue ce qui va nous intéresser, à savoir la philosophie face à la rhétorique et les arguments successifs des interlocuteurs de Socrate.

Le premier moment met aux prises Socrate et celui qui donne son nom au dialogue, Gorgias, riche rhéteur qui délivre son enseignement aux jeunes athéniens. Lui demandant en quoi consiste son art, Socrate somme d'emblée Gorgias de se justifier. Toi, tu sers à quoi questionne Socrate, c'est quoi ton domaine d'expertise? Oui, parce que Platon est un gros capitaliste avant la lettre qui fait l'apologie de la division du travail, veut que chacun dans la cité ait une profession attitrée. En effet, Socrate veut en savoir plus sur cet art qui permet selon les dires de Gorgias, à quiconque le possédant "de persuader par ses discours les juges au tribunal, les sénateurs dans le Conseil, les citoyens dans l'assemblée du peuple et dans toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens. Avec ce pouvoir, tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe (...)" (452d). Autrement dit, le rhéteur règne sur les affaires humaines, soumet à sa guise quiconque osera le défier dans une joute oratoire. Cependant, il ne répond pas à la question de Socrate qui, décidément têtu veut en savoir plus sur ce pouvoir fascinant : la rhétorique ne serait qu'ouvrière de persuasion? Ne permettrait-elle pas davantage de croire (en persuadant) que de savoir (une croyance sans la science)? Surtout, face au décalage existant entre la loi empirique et la loi naturelle, le rhéteur, qui peut nous faire prendre des vessies pour des lanternes puisqu'il est plus habile à persuader que le médecin lui-même (459a), ne peut-il pas mettre son art au service de l'injustice la plus grande? Gorgias feint de ne pas comprendre : quelle justice naturelle? Il n'existe qu'une justice dit-il en substance, celle des tribunaux, que racontes-tu là Socrate? Mais Gorgias est nerveux, contraint au dialogue par Socrate, il acquiesce, se trouve dans l'incapacité d'énoncer une quelconque finalité morale à son art, il ne peut se défaire de l'argument d'une rhétorique au service de l'injustice.

C'est ainsi que surgit Polos, jeune homme ambitieux, ne tarissant jamais d'éloge envers sa religion, la sophistique et ne supportant pas que son maître soit attaqué. Polos est jeune, encore ignorant et maladroit, il va prendre l'ironie et la rhétorique (oui oui, la rhétorique) de Socrate en pleine face. Il intervient brutalement, maladroitement et de manière trop véhémente, Socrate le brise dès sa première réplique par son ironie : "o charmant Polos, c'est justement pour cela que nous voulons avoir des camarades et des enfants (...)" (461c) ou ensuite "Eh quoi! Polos, à ton âge, tu manques déjà de mémoire! Que feras-tu plus tard?". Polos cherche à mener la discussion, à jouer le Socrate mais il est jeune, ne fait que s'exposer et lâche le morceau que Gorgias refusait d'admettre : le tyran n'est tyran qu'à l'abri de la loi, il connait les failles de la justice, sait que la justice des tribunaux peut se retrouver au service de l'injustice. Polos laisse Socrate reprendre la main, le convaincre que commettre l'injustice est plus laid que de la subir, ses réponses sont naïves ou brutales, ce que résume cette passe d'armes savoureuse avec Socrate : à Polos qui s'insurge "tu tiens des propos pitoyables, insoutenables, Socrate", la réponse est cinglante "Retiens ta rancœur, Polos de mon cœur" (467b).

Troisième acte, Calliclès enfonce les portes, insolent, sûr de lui, il ne se laissera pas mener par Socrate, le dialogue est précaire, menace sans cesse de s'interrompre. Calliclès ne laissera pas Socrate imposer sa rhétorique qu'il maîtrise sur le bout des doigts, il préfère le laisser achever son monologue : "je te passe ce point, pour que tu puisses mener la discussion à terme et pour complaire à Gorgias" (501c) ou "je te passe ce point, Socrate, pour que tu puisses achever ton discours" (510a). Socrate sait parfaitement qu'il a affaire à un adversaire plus redoutable, qui n'hésitera pas à lui renvoyer son ironie. Calliclès critique cette méthode socratique qui ne cherche qu'à piéger ses interlocuteurs, oscillant entre la loi et la nature quand ça l'arrange (483a). D'emblée, c'est la philosophie elle-même qui est mise en question, et c'est elle que Socrate, à travers le discours va devoir défendre. Il lui faut écarter ce discours rival de la rhétorique qui ne vise pas la science, le savoir, mais la séduction (481d-482c), d'autant que Calliclès sait bien que Socrate doit séduire son auditoire, que la séduction est fondamentale pour que le public adhère à la philosophie (le fameux "placere et docere" des latins), c'est pour cela qu'il use du mythe, de l'analogie. Calliclès sait cela : "tu as l'air, Socrate, d'être aussi présomptueux dans tes discours qu'un véritable orateur populaire (...)" (482c), Socrate n'est qu'un orateur bon pour la crèche : "il n'y a pas de honte pour un jeune garçon à philosopher; mais, lorsqu'on continue à philosopher dans un âge avancé, la chose devient ridicule, Socrate, et, pour ma part, j'éprouve à l'égard de ceux qui cultivent la philosophie un sentiment très voisin de celui que m'inspirent les gens qui balbutient (...)" (485b); de surcroît impuissant : "En ce moment même, si on t'arrêtait, toi ou tout autre de tes pareils, et si l'on te traînait en prison, en t'accusant d'un crime que tu n'aurais pas commis, tu sais bien que tu serais fort embarrassé de ta personne, que tu perdrais la tête et resterais bouche bée sans savoir que dire, et que, lorsque tu serais monté au tribunal, quelque vil et méprisable que fût ton accusateur, tu serais mis à mort, s'il lui plaisait de réclamer cette peine" (486b). Remarquons au passage que Calliclès use également de l'analogie et avertit Socrate que le monde est rapport de forces et, par là, que son impuissance le fera périr (c'est l'Apologie de Socrate). Calliclès n'a pas non plus besoin des longs discours de Socrate, sa conception d'un droit naturel est d'emblée exposée à Socrate : il est plus laid de subir l'injustice que de la commettre, ceci selon la nature et ainsi, subir l'injustice est le propre de l'esclave. Plus question de se réfugier derrière la loi, faite pour les faibles et le plus grand nombre (483b) : elle n'est là que pour paralyser les plus forts. Mais la nature reprendra toujours le dessus, et la démocratie, où la tyrannie de la majorité règne (la convergence sur ce point avec Socrate est extrêmement intéressante), ne fait que substituer à la violence la domination, la nature n'est qu'adoucie. Ce renversement est rendu possible par le jeu de dupes qui se déroule autour de la loi, chacun en ayant une vision purement négative, c'est-à-dire ne la sollicite que lorsqu'il subit l'injustice. On ne fait que rechercher la sécurité par la loi, d'où une attache superficielle à la loi, il y a un écart entre la loi et le comportement habituel. Cette comédie de la loi empêche la loi d'être comprise et de régir tout comportement (selon le vœu de Robespierre) puisqu'on y pense de manière négative et conventionnelle. Cette loi conventionnelle, où règne peur et comédie convient à tous car elle permet aux faibles d'être en sécurité, puisqu'il ne sont plus sujets à la violence gratuite et en même temps, elle convient aux forts qui réaffirment leur nature dominante tout en renonçant à la violence. Le pacte est juste dans la mesure où il est symétrique.

Le dialogue avec Socrate est impossible, d'où sa précarité, on a sans cesse l'impression qu'il pourrait être rompu, Calliclès feignant le supplice pour que Socrate achève au plus vite son monologue. Le dialogue est impossible, entre celui qui défend que l'on ne peut être méchant volontairement, que le mal, c'est l'erreur (ce dont la philosophie doit nous guérir), et celui qui affirme que l'harmonie de la cité repose sur la domination du faible par le fort mais en douceur. Quelque part, c'est toute la philosophie après Platon, avec ou contre lui, qui se débattra avec ces questions des frontières de la philosophie, de la justice naturelle et positive, du droit naturel et des tribunaux, de la tyrannie de la majorité en démocratie, ou encore la question que Platon refuse, celle du mal regardée non comme privation du bien mais comme positivité.
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le 1 janv. 2015

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