Ernst Jünger préférait apparemment qualifier Héliopolis, paru en 1949, de roman philosophique plutôt que de science-fiction. C’est avant tout un récit visionnaire à multiples facettes, comme une quête du bonheur dans un monde imparfait.

Dans un futur sans date, après la période des Grands Embrasements qui ont détruit la terre, le commandant Lucius de Geer, au service du Proconsul, revient en bateau dans la cité d’Héliopolis. Les destructions ont ravagé la ville au cours de l’histoire, mais Héliopolis reste cependant d’une splendeur méditerranéenne.

Après les Grands Embrasements, le Régent, détenteur du pouvoir suprême a pacifié la terre, mis les juifs à l’abri et, ne pouvant octroyer le bonheur et la paix, il s’est retiré, pour revenir plus tard, au moment adéquat. Du haut des étoiles, il observe le désordre, laissant Héliopolis sous la coupe du Proconsul et du Bailli, qui luttent pour le pouvoir.

Le Proconsul s’appuie sur domination d’une élite intellectuelle et aristocratique, tandis que le Bailli est un démagogue cruel et populiste. Celui-ci passe pour un bon homme bien qu’il n’hésite pas à recourir au meurtre, à la torture pour contrôler le peuple, considéré comme une masse d’individus indifférenciés, et à diriger la rancœur des masses sur la minorité parsi, un bouc émissaire facile à designer lorsqu’il y a des troubles. Les avancées technologiques n’ont pas apporté aux hommes les bienfaits dont ils avaient rêvé ; et nous sommes au contraire dans une époque de misères et de dangers, où le dégoût de la parole et des subterfuges de la politique se propage, et où les sectes fleurissent.

« La politique y était tombée au rang d’un pur mécanisme, sans grandes figures et sans autre contenu que la violence bestiale. Il convenait donc de s’isoler sur ces domaines inaliénables, de cultiver ses terres, de chasser, de pêcher, de se consacrer aux beaux-arts et au culte des tombes des aïeux, ainsi qu’il avait toujours été normal. Le reste n’était qu’écume du temps, un cratère qui se consumait en lui-même et ne laisserait pas de traces dans l’histoire. »

Lucius de Geer, ressentant une lassitude pour les jeux de pouvoir et l’obéissance militaire, s’absorbe dans la contemplation, se tourne vers l’utopie, et la simplicité. Et dans la nuit menaçante d’Héliopolis, on aime se retrouver avec lui dans la taverne du Calamaretto, et consommer le vin au scintillement profond, le fromage de brebis sur le pain de froment et le jambon de pays garni d’olives noires. Lucius se marginalise, dans une évolution sans doute proche de celle de Jünger lui-même depuis « Orages d’acier » écrit près de trente ans auparavant.

Même s’il reste toujours chez Jünger les traces d'une embarrassante fascination pour l’ordre et la violence, Héliopolis est un roman extraordinaire, souvent mystérieux et mélancolique, beau comme un fleuve profond qui traverserait des contrées inconnues, et qui parfois s’alanguit dans les méandres de débats philosophiques, ou dans des visions d’une amplitude cosmique, porté par un insatiable esprit d’aventure et de curiosité.

« Le bonheur porte pour moi les traits de l’immaculé, de l’objet vierge. S’il faut le comparer à un trésor, j’aime en lui l’instant où je le sens tout en mon pouvoir, mais sans avoir encore disposé de lui. C’est un état potentiel qu’anime l’illusion. Il s’y mêle toujours l’idée du blanc. Les surfaces blanches m’égaient : un champ sous la neige, la lettre que je n’ai pas encore ouverte, la feuille de papier qui m’attend sur ma table. Bientôt, je la couvrirai de signes, de lettres, et je lui ravirai ainsi une part de son chatoiement. »
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le 22 mai 2013

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