Résistants et collaborateurs à Chéronée

À vingt-et-un ans, Strindberg s’essaya à la tragédie antique. L’auteur était assuré de ne pas désorienter le public : dans cette Suède de la fin du XIXe siècle, les humanités classiques étaient enseignées à l’école : grec, latin, histoire et civilisations antiques. Il suffisait de trouver un sujet qui se prêtât à des déchirements cornéliens, et qui traduisît en filigrane quelques préoccupations personnelles de Strindberg, qui, après tout, était en période de formation de sa personnalité, et devait l’affirmer, au besoin en s’opposant à un milieu qui lui mettait des bâtons dans les roues. Son père ne voyait pas d’un très bon œil sa vocation artistique.


Pour le public suédois formé à l’Antiquité grecque, la bataille de Chéronée (338 avant Jésus-Christ) constituait en soi une tragédie : Athènes, (et d’autres cités grecques avec elle)  était vaincue par l’armée de Philippe II de Macédoine, père d’Alexandre le Grand, et dont la dynastie allait dominer définitivement le monde grec jusqu’à la conquête romaine. La fin de l’indépendance d’Athènes, cité dont les conquêtes démocratiques et culturelles faisaient l’objet d’éloges sans réserve tout au long des années de formation scolaire des Suédois, constituait en soi une tragédie. 
Strindberg ne pouvait, pour s’affirmer, réécrire une « Antigone », une « Électre », ou un «Œdipe ». Il choisit donc d’introduire un argument dramatique de fiction dans cette étape essentielle de la conquête macédonienne :

• politiquement, Strindberg donne à voir et à entendre les débats démocratiques, sur l’Agora d’Athènes, et dans les salles de banquet, entre ce que nous aurions tendance à appeler des « résistants » et des « collabos ». Tout le monde sait que les Grecs n’ont aucune chance de gagner la guerre face aux Macédoniens, alors la cité est partagée entre, d’une part, ceux qui préfèrent ne pas se battre et se soumettre aussi vite que possible aux Macédoniens, qui n’ont pas l’air si Barbares que ça ; et d’autre part ceux qui préfèrent mourir au combat plutôt que de capituler.


• dramaturgiquement, l’habileté du jeune Strindberg consiste à faire interférer des tensions familiales et un enjeu amoureux avec cette dichotomie résistants-collaborateurs : Callimaque, jeune jouisseur, et d’un scepticisme inconvenant en matière de religion, mais amoureux d’Hermione refuse de se battre. Or, Hermione est fille d’un prêtre d’Arès (conflit entre celui qui croit aux dieux et celui qui n’y croit pas), Criton, qui se montre le plus acharné à susciter l’esprit de résistance chez les Athéniens. Hermione va prendre le parti de son père, en dépit du sentiment qui l’unit à Callimaque, et va même entreprendre d’assassiner Philippe de Macédoine. Cette figure d’une jeune fille qui médite un assassinat l’apparente à Électre.


Strindberg étoffe le drame en y insérant maintes références culturelles, familières à ceux qui avaient étudié la Grèce antique, et jouant le rôle d’autant de points d’appui servant la complicité culturelle entre l’auteur et le public. Complicité, mais pas forcément vraisemblance : le philosophe atomiste Leucippe, qui participe à l’action, était mort depuis plus de trente ans au moment de la bataille de Chéronée ; le philosophe platonicien Alcinoüs (Alkinoos) vivait deux cent ans plus tard, mais Strindberg nous présente sous ce nom un poète qui produit des textes dans le style d’Archiloque ou de Tyrtée. En revanche, les joutes oratoires entre le grand Démosthène (opposé à Philippe) et son rival Eschine (favorable aux Macédoniens) constituent de beaux morceaux d’éloquence, où la part belle, en qualité comme en longueur des tirades, est réservée à Démosthène (Eschine, même dans la culture scolaire classique, a toujours plus ou moins un parfum de collabo) ; Philippe, ambitieux et conquérant, mais magnanime ; allusion au jeune Alexandre le Grand ; brève scène avec Diogène le Cynique, dont le dialogue avec Philippe préfigure celui, mieux attesté, entre Diogène et Alexandre; allusion quasi prophétique à la future puissance romaine qui conquerra la Grèce...


Les détails de la vie quotidienne contribuent à établir des repères en direction du public : les envolées poétiques familières à la poésie grecque ; le déroulement des banquets ; la barbe ostentatoire des philosophes ; les exercices des éphèbes à la palestre ; la mise en scène d’un personnage de démagogue, dont les discours tendent à séduire le peuple à son profit personnel ; les repas au Prytanée ; une consultation oraculaire de Zeus à Dodone, etc.


Les conceptions personnelles de Strindberg affleurent ici et là : Callimaque, qui prononce des paroles de scepticisme sur l’existence des dieux, finira mal (justice immanente). Surtout, le mépris évident de Strindberg pour les femmes éclate dans le personnage d’Hermione : c’est l’inconstance de son cœur qui l’empêche d’assassiner Philippe, et peu s’en faut que Strindberg n’insinue carrément que c’est cette femme qui est responsable de la défaite des Grecs, et de la fin – exagérée à dessein – de leur civilisation.


Le ton général de l’expression (en vers blancs dans le texte original) est assez relevé, mais tout de même un cran au-dessous de ce à quoi Brecht était parvenu pour son « Antigone ».


Beaucoup de moments forts et de beaux gestes font l’intérêt de cette tragédie, qui nuance assez peu la psychologie des personnages, plutôt réduits à quelques tendances simples à saisir.

khorsabad
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le 9 oct. 2015

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