L'ouvrage, s'il est intéressant par sa vision décalée de l'histoire japonaise dans la première moitié du Vingtième siècle, comme anthropologie d'une époque, laisse quand même une certaine impression d'inachèvement. Kaneko n'est pas vraiment un analyste ni un historien et son approche est très subjective (il est connu au Japon principalement comme poète). Son point de vue demeure toutefois fort original ; celui d'un japonais "étranger" en son propre pays. Ce qui fait de lui, d'une certaine manière, un écrivain très moderne mais aussi quelqu’un de marqué par la marginalité. Il est en effet très difficile de mesurer, vu de France, le poids de l’exigence d’intégration et d’alignement qui pesait et pèse aujourd’hui encore dans ce pays. Exigence qui, par bien des cotés, fait de la grande majorité des japonais de véritables aveugles aux réalités internationales et n’autorise que très difficilement à des prises de positions allant à l’encontre de l’opinion générale qui se recoupera presque toujours avec le discours officiel. Kaneko décrit fort bien en ce livre la réticence et le malaise qui existait chez le peuple japonais dans les années 30, vis-à-vis de la militarisation forcenée du pays ; mais aussi cette passivité qui se transforme en acceptation pour ne pas aller à l’encontre de l’unité obligatoire. (C’est bien ce même phénomène que l’on a retrouvé tout récemment avec le scandale de Fukushima ; une sorte d’aveuglement volontaire face aux réalités et le sacrifice de toute une région et de sa population.)
On recueillera donc malgré tout nombres d'informations en ce livre, qu'il faudra recouper avec d'autres lectures et recherches si l'on veut se faire une idée sérieuse de ce qui se joua alors en extrême-orient, en Chine, au Japon, etc ... Un champ extrêmement complexe qui n'est évidemment pas sans liens avec la complexité du monde actuel. On notera que Kaneko ne semble nullement considérer le désespoir évoqué en son titre comme une simple négativité mais au contraire comme un état potentiellement beaucoup plus fructueux qu'un ensemble de certitudes. Voilà enfin une bonne nouvelle !
Des exemples du ton employé :
"L'époque de Meiji fut celle des sieurs à moustache.
Les fonctionnaires se firent pousser d'épaisses moustaches, et tout en tortillant de la main les extrémités pour former des vrilles, l'épaisse chaîne de leur montre en or lovée dans leur ceinture hekoobi, ils flânaient nonchalamment la canne en l'air, toisant de haut les temps modernes. "
Plus loin : " Dans ces conditions, le peuple, plutôt que se leurrer lui-même, avait développé une technique étonnante : faire disparaître tout "moi" susceptible d'être trompé. Aussi les jeunes gens, avec une apparence d'insensibilité stupéfiante, ne montraient-ils pas la moindre douleur sur leur visage quand on leur découpait une portion de derrière pour s'en faire une côtelette, habitués qu'ils étaient à être traités comme des porcs. "

steka
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le 24 juin 2015

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