« On entre dans un mort comme dans un moulin » écrivait Sartre, biographe de cet Idiot de la famille qu’était Flaubert. Pourtant quand il est question avec Claro d’un homme mystérieux comme Nicolaï Mikloukho-Maklai (1846-1888), proto-ethnologue des Papous, l’incarnation se complique. Se complique d’un mirage et d’un dédoublement.



Donc, croyez-moi, ne me croyez pas, peu importe, puisque toute vie racontée n’est qu’un violent processus de défiguration.



Quelle idiotie, quelle famille ? Les questions de Sartre sont épuisées, et ce qui aurait dû être le récit d’aventure « hors du charnier natal » n’est rien que la débâcle toute célinienne de l’aventure, du projet, pour l’écrivain comme pour son sujet.



Je le livre ainsi au lecteur, entre deux hontes bues. À ce dernier de s’en saisir et d’en faire, si bon lui semble, un personnage susceptible d’enrichir ses rêves préoccupés. Je ne suis ni le four ni le moulin.



Ni le four, ni le moulin. Au lecteur de fictionner, d’imaginer autrement à partir des traces, des odeurs, des images que produit la prose puissante de Claro. Ce mouvement est bien sûr celui qui hante la littérature depuis sa période moderne, celui qui brise le récit en mille morceaux où se reflètent tous les possibles. A cet égard, on mentionnera la très belle « Maison des épreuves » que Claro a justement traduit récemment, et l'appel du surréalisme de Breton contre la description romanesque, en faveur du récit poétique et de la vie réinventée. Ici, dans l’ailleurs de l’écriture, ça se formule ainsi :



Prends le temps, murmure en moi l'ersatz de narrateur soucieux de ne pas trop bâcler ce décor pourtant plus vite planté ici qu'un simple bulbe. Soigne, décore. Embaume ou aère. Décris l'âcre et peins l'amer. Aménage des marges. Coiffe des têtes. Fais tourner des têtes. Tranche les têtes. Pinaille. Protège. Vérifie les ourlets. Souligne l'horizon. Atténue les reliefs. Renforce les perspectives. Ici une pincée de joie. Là un soupçon d'inquiétude. Plisse les tentures. Rapproche les sièges. Commente sans commenter. Retape. Répare. Distille l'allusif. Insère une échappée."



Le livre pourrait se lire comme une psychobiographie, puisque nous alternons entre chapitre de confessions analytiques du narrateur en train d’écrire la biographie de Nicolaï Mikloukho-Maklai, et chapitre à la troisième personne restituant des bribes des tribulations de cet explorateur. Mais tous deux se rejoignent dans un psychonaufrage, sur une recherche désespérée de lignes de fuites « hors du charnier natal » (famille, patrie, identité), s’incarnant en deux direction opposées : l’un cherchant dans un ailleurs tropical sa destinée, l’autre, creusant jusqu’à l’os son intériorité par l’écriture. Le livre nous livre au vertige de cette psychanalyse existentielle face à la mauvaise foi assumée et à la nausée de l’écriture (ce qui sauvait Roquentin, ce qui déporte ici le narrateur).



« Immobile en feu, ai-je écrit ailleurs, faute de mieux. Je n’écris pas pour me connaître. J’écris toujours, je crois, pour me déprendre. Me déprendre de quoi ? L’écriture, telle que je la conçois, me permet justement de ne pas m’attarder sur la nature indélicate de ce dont je me déprends, et qui est sans doute moi moins l’écriture. Stop ! Un instant ! Telle que je la conçois ?! Allons, nous n’en sommes plus là. C’est souvent l’écriture qui me conçoit, me déçoit et m’assoit, me pense et me dirige, me bouscule et m’égare, m’entrave et m’élance.



Partout l’ironie et la poésie s’insinue. Entreprise de "défiguration" disait Claro au départ, on peut y entendre quelque chose de Foucault dans cette volonté de disparaître : "Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état-civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libre quand il s’agit d’écrire." Je n’est pas un autre. La « revisitation » n’amène aucune illumination. La vraie vie n'est pas ailleurs, ni ici, d'ailleurs. Penser, écrire, est comme mouvement vers un dehors désoeuvrant (Blanchot), un ailleurs problématique (il faut écouter la conférence de François Jullien à cet égard).


L'incarnation dans l'écriture, le mouvement même d'écriture est ce qui reste, mais ne sauve pas, car tout se perd, tout fait naufrage. Même le miroir que Nicolaï Mikloukho-Maklai offrait à l’écrivain se fissure, un nid de frelons s’y niche, menace, le brise. On ne s’échappe pas malgré tous les exils, intérieurs ou extérieurs, malgré les voyages, l’écriture, la lecture, la drogue – « misérable miracle » selon Michaux.



« Décidément, l’être au bouillie, bouillie tiède, il ne tient pas la route, un désastre l’habite et le trémousse qui l’empêche de coaguler. S’il durcit, il se fendille aussitôt, puis éclate, se répand, se disperse. »



Alors Nicolaï Mikloukho-Maklai ? Sa destinée se perd pour nous dans le vague du lointain, des anecdotes, des lettres jamais reçues, histoire donc de fantôme :



« En nous, sachez-le, trépignent et s’agitent des êtres dont nous n’avons pas la moindre idée, car ils échappent aux idées, qu’ils mâchent et recrachent comme des abricots pas mûrs. Ces êtres n’ont ni corps ni esprit, ne sont ni pierre ni eau, ni bois ni feu – ce sont des fantômes, enfants de nos songes et mensonges, auxquels nous commettons l’imprudence de confier nos projets. »



« Le récit ? plus de récit » écrivait Blanchot dans La folie du jour. Pourtant bien sûr une partie de nous continuera toujours de rêver à s’échapper du charnier natal, à retrouver du récit. Si Nicolaï Mikloukho-Maklai est appelé par les Papous « l’homme de la Lune » (kaaram-tamo), cette appellation ne peut que rappeler que cette même dénomination, "homme de la lune", est utilisée pour désigner le personnage principal, Axel Heyst, dans le ténébreux roman Victoire de Conrad. Même ratés ces conquérants continuent de fasciner.

JohnDoeDoeDoe
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le 10 févr. 2017

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