Nous sommes des îlots de temps dans un océan de perspectives

Dan Simmons se fait un nom dans le milieu littéraire de la science-fiction au cours des années 1980, notamment par le cycle Les Cantos d’Hypérion, initié par cet ouvrage du même nom. La science-fiction comprend quelques œuvres littéraires jugées incontournables par les amateurs du genre et Hypérion en fait partie. En toute logique, ce monument de la science-fiction m’intriguait grandement, d’autant qu’il n’a jamais été adapté autrement qu’en livre malgré son succès commercial et critique.


Dans cet univers, l’Histoire de l’humanité est imaginée sur des siècles suivant notre monde avec de nouvelles religions, de nouveaux courants politiques… dans la lignée de ceux que l’on connaît et liées aux évolutions technologiques considérables qui ont élargi nos horizons. L’univers en devient ainsi d’une immense richesse et d’une parfaite cohérence, en plus de soulever énormément de questions sociales, philosophiques… C’est un premier point que, vous vous en doutez, j’apprécie énormément mais toute la spécificité d’Hypérion dans le milieu de la SF n’est pas là.


Réunissant 7 personnages dans une mission dont on ne comprend pas plus le charabia mythologique que les personnages ignorant pourquoi ils ont été choisi pour la mener à bien, chacun raconte son passé pour comprendre ce qui peut bien les lier avant leur arrivée sur les lieux qui va leur prendre quelques jours. Le récit prend ainsi la forme originale de plusieurs récits fortement distincts :
- dans leur genre (horreur, policier, guerre, romance…),
- dans leur style rédactionnel (descriptif, poétique, humoristique…),
- dans leurs thèmes (foi religieuse, système politique, avancée technologique…).


Bien évidemment, une telle diversité s’accompagne autant de richesses potentielles que de difficultés ahurissantes pour l’auteur à faire preuve de maîtrise et d’originalité en tout temps, et pourtant quelle réussite incroyable ! Tous les récits regorgent de qualités sur lesquelles je vais revenir progressivement, mais qui sont tout simplement exceptionnelles, le tout dans un récit global avec ses propres ambitions, ce n’est pas un simili recueil de nouvelles indépendantes les unes des autres. C’est par ailleurs un premier tome qui réunit deux volumes, c’est de ceux-ci que je vais parler en dissociant Hypérion de sa suite La chute d’Hypérion.


Le premier récit m’a étonné par son extrême brutalité. Cette découverte d’une civilisation inconnue et primitive par les yeux d’un civilisé curieux, essayant de rationaliser tant que possible la descente aux enfers que constituent ses découvertes, est une expérience viscérale. La progression lente mais constante vers cette incommensurable horreur est parfaitement maîtrisée et tout ce qui pouvait paraître peu intéressant en début de récit prend sens à chaque nouvelle révélation. Même moi qui ne suis que très peu sensible à cette thématique religieuse je me suis laissé transporté par ce récit qui m’a laissé songeur. Je vous laisse juger de la qualité d’écriture (et de sa traduction française au passage) :



J’ai compris la nécessité d’une foi pure, aveugle, qui vole dans les plumes de la raison, pour se protéger, autant que faire se peut, dans l’océan menaçant et infini d’un univers soumis à des lois aveugles et totalement insensibles aux pauvres créatures de raison qui l’habitent.



Le concept du deuxième récit est d’alterner des récits historiques sous l’angle audacieux et complexe d’une simili histoire d’amour avec une femme générée par une IA, j’ai trouvé ça captivant ! Ça permet de mêler toute l’ampleur épique des batailles à la poésie d’une romance intimiste des plus intenses. Ce deuxième récit est ensuite l’occasion d’aborder plus en profondeur l’évolution technologique et géopolitique expliquant le fonctionnement d’Hyperion. Des liens avec notre réalité historique sont faits avec cet univers. On y parlera d’un passé obscur composé de pogroms, de camps d’extermination, d’enfer atomique… On se perdra en hypothèses sur la résolution de conflits ou l’évolution géopolitique dans un avenir proche et j’ai adoré ça.


Le troisième récit permet de mettre en place une mise en abîme intelligente sur l’exercice littéraire en évoquant les différences entre succès commercial et succès critique, entre analyse objective et subjective… J’adore comment cette thématique culturelle permet un propos critique très large de la société à travers un humour cynique des plus délectables. Pour illustrer un succès commercial aussi phénoménal qu’irrationnel, on prendra ainsi l’exemple historique d’une chaîne de fast-food vendant à ses clients de la vache morte frite dans de la graisse et assaisonnée de produits cancérigènes. Parallèlement à ça, le mysticisme qui se dégage en fin de récit confère une toute nouvelle dimension à l’histoire, y insufflant toujours plus de questionnement que de surnaturel. En parlant d’environnements dans lesquels le temps s’écoule à l’envers, la narration captivante jusqu’ici est appuyée par cette complexité des plus osées.


Le quatrième récit reprend cette idée de temps inversé en parallèle de temps normal pour une histoire terriblement émouvante. Le concept en lui-même a un potentiel dramatique hallucinant et le récit sera rythmé par toute une série d’idées toutes plus intéressantes les unes que les autres pour exploiter le concept sans jamais se répéter. Je trouve particulièrement admirable l’alternance des points de vue pour rendre la lecture suffisamment confuse pour diffuser le message du récit sans devenir trop difficile à suivre, l’équilibre est parfait ! J’avoue avoir été ému au point de presque en tirer une larme sur certains passages, chose qui m’arrive de façon rarissime.


Le cinquième et avant-dernier récit permet d’aborder par le biais de la thématique centrale de l’IA une multitude de sujets captivants ou d’en redécouvrir certains du récit sous un autre angle. Cette enquête à la manière d’un thriller comprend son lot de rebondissements tout à fait appropriés pour le genre, sur un très bon rythme, menée par un personnage féminin fort au caractère bien trempé et dans des environnements originaux et regorgeant de créativité parfaitement délirante. Ça peut être difficile à suivre à certains moments, mais c’est clairement fait exprès, le lecteur est au niveau du protagoniste qui peut donc être dans le ressenti immédiat plutôt que dans la compréhension, et comme le personnage est très bien écrit ça se suit avec beaucoup d’intensité.


Le dernier récit est probablement le moins inventif à mes yeux, réutilisant certains éléments narratifs déjà vus dans l’ouvrage, il est surtout l’occasion d’aborder des questions de développement durable, de tourisme de masse… réimaginées dans cet univers inter-planétaire avec beaucoup d’intelligence quant au propos critique que l’on peut en tirer en mettant tout ça en parallèle à notre monde contemporain. Mais l’histoire dramatique propre à cet arc ne m’aura pas tant ému ou captivé que ça, surtout comparé aux autres intrigues, il faut dire que la barre étant placée tellement haut que le reproche n’en est vraiment que léger au final.


Le récit principal est finalement celui qui m’aura le moins passionné à ce moment du cycle, très paradoxalement. Le concept de développer autant d’intrigues qui doivent finir par se rejoindre pour culminer dans une intrigue principale globale montre enfin, j’ai presque envie de dire, une limite au génie de l’auteur. Les liens entre les différentes intrigues ne sont pas encore trop développées et la fin ouverte d’un récit aux quelques péripéties intermédiaires tout au plus sympathiques conclue de façon un peu maladroite tout ceci, nous invitant à poursuivre avec la suite. Mais c’est bien là tout ce que je peux reprocher au livre.


De manière transversale, ce concept de narration par les personnages est très bien exploité avec des récits déformés par ceux qui les raconte et donc redécouverts sous différents angles à l’occasion pour des twists bien sentis. Les technologies futuristes de cet univers sont au service de cette narration, comme lorsqu’un récit médiéval apparaît par l’intermédiaire d’un simulateur de batailles historiques, une idée aussi anodine que brillante parmi tant d’autres. Cet exercice si particulier est une très grande réussite à mes yeux et c’est pas peu dire quand on entrevoit toute la difficulté que ce parti pris posait, surtout pour initier une nouvelle saga dont ne savait rien avant la publication de l’ouvrage.


C’est pour cette réussite magistrale de mêler différentes intrigues si différentes que j’admire profondément l’exercice d’écriture auquel l’auteur s’est adonné, c’est pour l’intelligence des thématiques qu’il exploite avec beaucoup d’efficacité que je me suis passionné pour cet univers, c’est pour toutes les émotions qu’il peut véhiculer avec intensité que j’en garderai des souvenirs marquants, c’est pour toute la complexité mais aussi la cohérence de la succession de ses événements que je l’ai relu quasiment 2 fois de suite… que je suis finalement en train de vous parler de l’un de mes plus gros coups de cœur littéraires.

damon8671
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le 22 févr. 2021

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