« Martinez : vous avez l’étoffe d’un grand écrivain. »

Quel écrivain n’a pas rêvé de rencontrer un immense succès ? S’ils ne vivent jamais de leur écriture et sont obligés d’avoir une activité rémunératrice en parallèle, ils peuvent espérer connaître la gloire auprès d’un plus large public.

Martinez est de ceux-là. Il écrit dans un registre plutôt sous-estimé : la littérature de terroir. A presque cinquante ans, il mène sa petite vie avec sa femme Florence (« louloute »), à présent que les enfants ont grandi. Peu sûr de lui en public, il est pourtant habité de pulsions farfelues, voire mégalomaniaques, qui tapissent l’univers de François Szabowski. Professeur à Limoge, il est passionné par le tennis et joue en club où il y retrouve ses amis, eux-mêmes professeurs et artistes à leurs heures.

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Le train-train de Martinez est rythmé par les entraînements et les sorties culturelles, jusqu’au jour où son éditeur parisien le contacte et le persuade, avec de grandes courbettes aussi hystériques que désespérées, de changer de genre littéraire. Pourquoi ne pas écrire un roman pornographique qui se passe dans un camp de concentration ? Et même, pourquoi ne pas y adapter l’histoire de Faust de Goethe ? Son éditeur lui force la main car, avec des thèmes aussi universels, Martinez rencontrerait enfin le succès que son immense talent mérite...

D’abord choqué, puis intrigué, Martinez se laisse prendre au jeu. L’angoisse de la feuille blanche et les mille techniques de contournement sont un passage superbe.

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D’un naturel si réservé, Martinez n’ose pourtant pas trop parler de ce nouveau projet littéraire qui est radicalement différent de ce qui l’identifie. Finalement, Faust chez les nazis amène des interrogations sur sa propre vie. Mène-t-il la vie qui lui correspond ? Pourquoi arrêter la littérature de terroir, alors qu’il est reconnu pour ça particulièrement ? L’écriture ne prend-t-elle pas le pas sur sa vie en général ? Serait-ce comme une provocation de la part de François Szavowski lui-même qui affirmerait qu’il ne se servira pas de son talent pour écrire façon « grand public » ?

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Et puis, il n’est pas tant question de littérature. Qu’on aie 20 ans, 30 ans ou 50 ans, il arrive certains moments dans la vie où on, en regardant le chemin qu’on a parcouru, on a l’impression de s’être égaré en route. Le temps est alors venu de se rappeler nos rêves, nos ambitions et de faire des choix, quitte à bifurquer.

Avec la perspective de voir sa vie changer avec cette version revisitée de Faust, Martinez pose un regard nouveau sur son quotidien, sa femme, ses entraînements de tennis et ses soirées arrosées, non sans déraper à l’occasion. Et c’est justement là le point culminant du roman ; on n’entre jamais dans le cœur de Martinez mais on le suit dans son environnement, on suit ce qui se dit et ce qui se fait, et on comprend ses méandres intimes, ses doutes, ses revirements.

Une double distanciation se met en place : celle de Martinez envers lui-même et son entourage, et celle du narrateur, légèrement moqueuse, envers tous les personnages, y compris Martinez.

Ainsi, Martinez évolue dans ce groupe d’amis où finalement les rapports sont assez superficiels. Le tennis semble être le seul ciment de leurs relations amicales, alors que Martinez est à un stade où l’écriture doit prendre le dessus sur ses autres activités. Chacun fait montre d’une préoccupation intellectuelle à la fois sincère et convenue socialement, comme lorsqu’ils vont au cinéma et apprécient (parce que c’est socialement valorisé ?) un film visiblement ennuyeux à mourir. Dans leur petite ville préservée où tout le monde se connaît (ce qui entraîne des scènes comiques), ils ont leur quotidien bien ancré, leurs habitudes et leurs bars privilégiés, comme coupés de l’extérieur. Dans cet entre-soi, on observe à la fois la banalité de leur quotidien et la prétention d’entretenir une vie spirituelle supérieure (à travers la pratique d’activités artistiques et culturelles), sans qu’on puisse les dénigrer parce qu’ils sont sincères, et que surtout, ils sont heureux tels qu’ils sont.

Mais le narrateur a également cette façon de déprécier les corps de façon quasi morbide, les bouches qui s’agrandissent autour d’une tasse, qui grimacent de sommeil, ces bourrelets, ces chairs flasques, ces muscles tendus, qui révèlent la disgrâce de l’être humain ; et ces corps flétris nous font ressentir une légère répulsion pour ces gens, mais aussi de l’indulgence, car ils nous ramènent à ce que l’humain a de plus universel, et par là même de plus commun. Vieux en devenir, ils ne sont que des humains qui à leur petite échelle se sont aménagés un petit coin de bonheur, aussi commun soit-il.

[...]

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Il faut croire en ses chances n’est pas seulement un roman sur l’écriture et sur ce que l’écrivain est prêt à faire ou non pour passer à la postérité. C’est avant tout un roman sur l’égarement, sur les doutes qui nous assaillent lorsque le moment est venu de prendre des décisions qui vont changer notre manière d’être, notre environnement, notre identité.

C’est aussi un roman comique (mais méchant aussi quand on y pense) où le décalage incessant entre Martinez et son entourage est décuplé par les longs titres des chapitres (une spécialité de François Szabowski) qui composent une sorte de manuel d’urgence en cas de danger de mort - d’autant plus décalé que les péripéties de Martinez auraient besoin d’un autre type de protocole de secours ! Si les personnages sont farfelus, les dialogues et les descriptions piquantes, le rythme des phrases maîtrisé et la narration bien séquencée, on peut toutefois reprocher que les personnages de l’éditeur et de la tante sont cliché.

Aux forges de vulcain, une jeune maison d’édition indépendante, cache derrière des couvertures pas très jolies une mise en page intérieure esthétique, originale (les numéros de page sur les côtés, vous aimez ?) et confortable. Une maison et un auteur à suivre !

La critique avec les extraits sur mon blog :
http://www.bibliolingus.fr/il-faut-croire-en-ses-chances-francois-szabowski-a106172152
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le 27 janv. 2014

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