La vocation de Cass Neary reste un mystère, même pour elle-même. Devenue photographe pour tenter de fixer sur la pellicule les visions indicibles qui impressionnaient sa rétine durant son enfance, et dont elle était la seule à percevoir les étranges motifs, elle a connu ensuite une brève notoriété dans le milieu punk new-yorkais. Depuis, plus d’une vingtaine d’années s’est écoulée. Cass a renoncé à la photographie, mais pas à ses diverses addictions. Alcool et drogue ont adouci son existence et fait le vide autour d’elle. Aussi, lorsque Phil, une vague relation de l’époque où elle écumait les clubs new-yorkais, lui propose d’interviewer Aphrodite Kamestos, une figure de la contre-culture des années 60 à laquelle elle voue un culte, elle ne réfléchit pas longtemps, quitte à braver le climat du Maine au mois de novembre pour rejoindre l’île où l’artiste vit en recluse depuis des décennies. Elle ressort son vieux konica, chausse des santiags et revêt son blouson de moto élimé, faisant route vers ce bout du monde, une flasque de Jack Daniel’s dans la boîte à gants, histoire de se donner du courage.


La parution dans l’Hexagone d’un roman d’Elizabeth Hand est une excellente nouvelle, d’autant plus que depuis la traduction de L’Ensorceleuse (un chef-d’œuvre, assertion non négociable), l’amateur en était réduit à la portion congrue, ou du moins devait se contenter de la version originale. On ne peut donc que se féliciter de l’initiative de la maison sœur des éditions Sonatine qui, en publiant Images fantômes, permet au néophyte comme au connaisseur de s’immerger dans une œuvre foutrement addictive.


Comme le laisse deviner le titre américain (Generation Loss), un terme technique en photographie ou vidéo pour désigner une perte de qualité de l’image à force de copies répétées, l’auteure se focalise, non sans une certaine nostalgie, sur deux époques marquées par l’anticonformisme, deux périodes brèves et denses dont l’énergie créatrice, à force de ressassements mortifères, s’est finalement dispersée.


Images fantômes apparaît un peu comme le Armageddon Rag d’Elizabeth Hand. L’auteure y fête les noces macabres de l’underground et de la contre-culture, lorgnant juste de façon subliminale du côté du fantastique. Elle y dévoile une galerie de personnages insolites et inquiétants, s’attachant à révéler les zones d’ombre des avant-gardes déviantes dont ils sont issus. Au fil de son séjour dans l’île de Paswegas, Cass la féroce bascule de l’autre côté de l’objectif, appréhendant le monde et ses arcanes selon un angle de vue où le sublime confine au macabre. Une perspective faussée et meurtrière que n’aurait pas désavoué Charles Manson. Le décor hivernal et sauvage des côtes du Maine se prête idéalement à sa quête. Elizabeth Hand confère aux forêts de pins, aux rivages rocheux recouverts de varech, aux plages de sable abandonnées par les estivants et jusqu’à la mer menaçante, une réelle substance, offrant ainsi un contrepoint tangible aux tourments de Cass. La photographe se révèle le véritable point fort du roman. Écorchée vive, prête à tout pour obtenir une réponse, au risque de se faire voler son âme, à l’instar de ces croyances indiennes qui réprouvaient la photographie, elle guide le lecteur sur les voies de la transgression jusqu’à un dénouement pouvant paraître hélas un peu faible au regard des prémisses.


En dépit de ce bémol, saluons cependant encore une fois les éditions Super 8 pour leur choix assumé, en espérant lire Available Dark et Hard Light, les deux séquelles de ce roman.


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leleul
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le 20 mai 2018

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