Question : avant de commettre son forfait citoyen, le désormais célèbre domestique de la Bettencourt a-t-il lu le brillant bréviaire que Swift lui adressa en 1745 ? On aimerait le croire tant cela ressemble à l'un des multiples petits crimes de lèse-majesté que l'auteur de Gulliver encourageait les domestiques de son temps à commettre au gré de leurs tâches quotidiennes. Ainsi cette instruction destinée au laquais : « Quand votre maître ou votre maîtresse causent ensemble dans leur chambre à coucher, et que vous avez des raisons de croire que vous êtes (...) pour quelque chose dans ce qu'ils disent, écoutez à la porte, dans l'intérêt général de tous les domestiques et réunissez-vous pour prendre toutes les mesures propres à prévenir toute innovation qui puisse nuire à la communauté. »

Dans une belle langue classique dont on ne peut que regretter la perte, et sur un ton acerbe envers les dominants se son époque, c'est au sommelier, à la cuisinière, au laquais, au cocher, au valet de selle, à l'intendant, au portier, à la femme de chambre que Swift dispensait ses meilleurs conseils pour chaparder autant que possible les biens de la maison, gruger les convives à la moindre occasion et dissimuler aux maîtres du logis le laxisme et l'insolence sous les apparats du travail soigné et consciencieux. Ce même domestique amateur de dictaphone et jeté récemment sous les feux de l'actualité aura-t-il également retenu l'exhortation de Swift "à l'union et à la concorde" avec ses congénères, même si ceux-ci ne doivent pas se méprendre sur le conseil qui leur est ici prodigué ? "Vous pouvez vous quereller entre vous tant que vous voudrez; seulement ayez toujours présent à l'esprit que vous avez un ennemi commun, qui est votre maître ou votre maîtresse, et que vous avez une cause commune à défendre".

A la lecture de ce précédent conseil, une autre question en vient à se poser de facto : ces instructions ont-elles aujourd'hui encore quelque chose à dire au citoyen ordinaire d'une époque pacifiée et parfaitement démocratique, et qui ne fait pas profession de servir le couvert, de lustrer l'argenterie ou d'épousseter des buffets ? La réponse est oui. Pour qui veut bien les décoder, ces consignes sont précieuses car ils sont nombreux les dignes représentants de la domesticité des temps présents. Je veux parler du salarié, du chercheur d'emploi, de l'értudiant, du locataire, du consommateur, de l'électeur, du téléspectateur, du militant, du touriste, du contribuable, de l'administré, du détenteur de pass Navigo, etc., tous connus également sous ce nom de « citoyens », que l'on a conservé pour ne pas trop révéler la disparition progressive de la chose désignée, et tous facettes de cette même étoffe moirée qui a pour nom soumission.

La différence cependant, essentielle, entre le siècle de Swift et le nôtre réside dans un détail d'importance que l'auteur du portrait de l'homme haïssable en "Yahoo" n'aurait pu imaginer, mais qu'un autre farouche contempteur d'une époque beaucoup plus proche avait déjà identifié : du temps de Swift, une même charge pouvait être assumée par un voire plusieurs domestiques, alors que l'esclave du temps présent doit à lui seul, et pour lui-même, les assumer toutes. C'est au prix de cette supercherie qu'il est devenu, pense-t-il, son propre maître dans un monde qu'on lui vend tous les jours comme plus libre et dont pas un seul centimètre carré ne lui appartient, même lorsqu'il se croit propriétaire. Et presque rien de ce qu'il croit maitriser n'échappe aux gestionnaires et aux contrôleurs zélés de sa souvent misérable existence. Je veux parler des propriétaires, des banquiers, des marchands et de l'État. Ce citoyen 2.0, toujours insatisfait mais avec le sourire, séparer de tout ses désirs car séparé de la vie même, qui est autre chose que la pauvreté de son vécu, s'accommode malgré tout de cette humiliante condition qu'il feint de croire avoir choisi et accepté, car il est lucide et sans illusion face à sa résignation, et c'est évidemment ce qui le rend méprisable. Sa soumission durable équivaut à son inextinguible soif d'émancipation, la seconde renforçant la première chaque fois qu'elle s'intensifie. « Il collectionne toutes les misères et humiliations du passé. Il n'en ignore que la révolte ». Pourtant, il a eu vent de ces révoltes du passé mais il méconnaît les humiliations réellement vécues qui les ont provoquées, n'étant pas même capable d'en reconnaître les nouvelles formes insidieuses dont il est pourtant chaque jour la dupe. Et s'il les reconnaît, c'est aussitôt pour les désigner fièrement comme elles sont tout en continuant de les souffrir. Il s'acquitte alors de tout remord un peu trop tenace en se fiant à l'adage ancien qui dit qu'une faute qu'on s'avoue à soi-même est à moitié pardonnée, sans ignorer pour autant que c'est la seconde moitié qui importe.

C'est à l'usage de ce citoyen d'un genre nouveau que sont à présent destinées ces « instructions aux domestiques ». Dans sa bibliothèque, en lieu et place de l'abondante prose pétrifiée des pseudo agitateurs contemporains dont on fait tant la publicité ces jours-ci, toujours prompts à vendre en packs soldés des illusions émancipatrices qui se sont écroulés depuis longtemps - et eux avec elles, la petite centaine de pages du bréviaire indispensable de Swift pourra aisément se loger. A défaut de renverser l'ordre des choses, son lecteur, qui aura la clairvoyance de remplacer ici et là les situations d'une époque révolue par celles qu'il subit en croyant les vivre lors de ses pérégrinations quotidiennes – au travail, à l'université, au supermarché, à la banque, au pôle emploi, au bureau de vote, car c'est partout qu'on se moque de lui – ce lecteur, disais-je, y gagnera de la place, du temps, de la suite dans les idées, et qui sait, peut-être même un peu de dignité,

Censor
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le 8 août 2010

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