Je reviendrai plus bas, en tant que tels, sur les articles de Mirbeau regroupés par les éditions du Passager clandestin sous le titre Interpellations.
Mais avant cela, un préambule, car lesdites éditions nous infligent aussi, en plus d’une postface ectoplasmique, une introduction visant à démontrer toute la modernité de ces articles publiés à l’origine entre 1892 et 1898. (A priori, c’est le principe de la collection « x présente » – où x est ce que j’appellerai pudiquement un intellectuel militant lié d’une façon où d’une autre à ce que j’appellerai pudiquement l’extrême gauche. Dans la pratique, ça s’apparente à de la récupération.) Un certain Serge Quadruppani, à propos de qui les renseignements qu’on trouve sur Internet laissent imaginer qu’il connaît pourtant le sens des mots, y écrit que « l’activité créatrice a ceci en commun avec l’activité révolutionnaire qu’elle n’a de compte à rendre qu’à elle-même et à ceux qui s’y intéressent pour elle-même » (p. 9).
Je crois qu’en une phrase se trouve réuni tout ce que je déteste dans la pensée de personnes que je devrais pourtant sentir de mon côté. La révolution comme activité, Serge, qu’est-ce que ça veut dire ? Tu révolutionnes comme certains vont au bureau ou pratiquent de la zumba ? Ou alors, son lien avec l’activité créatrice, ça signifie qu’elle est une posture, qu’il y a un rapport indéfectible entre faire la révolution et faire un tableau ? Il y a des galeries de révolution, des rétrospectives d’insurgés, des prix révolutionnaires chaque automne et une palme d’or du meilleur agitateur ?
Et ce que tu tais, Serge, parce que tu te trompes ou parce que tu mens, c’est précisément que l’activité révolutionnaire a toujours, aussi et peut-être surtout concerné ceux qui ne s’y intéressaient pas. Va dire aux victimes de tous les coups d’État depuis le XIXe siècle que leurs cellules, leurs tortures et leurs bains de sang n’étaient qu’affaires d’esthètes, les fruits d’une « activité créatrice » certes un peu meurtrière mais tellement intéressante pour elle-même. Oh ! elles sont mortes ? Au moins elles ne démentiront pas tes propos.
Les conneries du genre de celle-ci, Serge, sont probablement ce que je vomis le plus dans la grande constellation de la *littérature engagé*e. Elles pourraient transformer les plus asservis des ilotes en contras sanguinaires. D’ailleurs ça c’est produit, au Nicaragua ou pas, et ça se produit toujours.
Du coup, ce qu’il peut y avoir de juste par la suite, notamment sur la « violence verbale » dans la presse d’avant-guerre, se retrouve discrédité.


Bref. J’en arrive à Mirbeau.
Celui-ci sait écrire, incontestablement. Structure marquée, rythme des phrases proche de l’art oratoire et analogies frappantes – les procédés habituels de l’écriture politique sont mobilisés : « Est-ce M. Brisson qui a tout abandonné, tout renié, tout trahi, tout livré, et qui, de concession en concession, de recul en recul, de chute en chute, en arrivera fatalement à mettre de la proscription, de l’exil et du sang sur sa honte ? » (dans « Trop tard », p. 114-5). C’est même parfois pompeux à force d’être grandiloquent : « Et vous verrez le cheval noir de la guerre civile broncher, comme un vieux cheval de fiacre au seuil du temps, où vous aurez rallumé la lampe sacrée… » (« À un prolétaire, p. 117).
Naturellement – lire le Journal d’une femme de chambre suffit à le savoir – Mirbeau se place du côté des pauvres, des exploités, de ceux qu’opprime l’ordre bourgeois – cet adjectif a encore un sens dans les années 1890. « Les nationalistes disent : “Le pays est avec nous”. Ils mentent. Le pays, c’est vous, c’est nous, c’est le travail fécond. Ils ne sont pas le pays. Ils en sont les exploiteurs. Leur force, c’est votre inertie », écrit Mirbeau (p. 127) : on peut, bien sûr, éprouver quelque tristesse face à cette rhétorique d’un autre âge dont les enjeux sont pourtant toujours actuels, et surtout qui n’a pas porté ses fruits. Mirbeau lui-même ne se fait guère d’illusions quant à la portée de son propos : « Oh, l’orgueil des écrivains et des orateurs qui croient qu’on peut faire pénétrer quelque chose dans la cervelle de quelqu’un ! » (« Au palais », p. 65). Comme si c’était à prévoir…
Là aussi où Mirbeau est complexe, donc intéressant, c’est dans son approche de l’anarchisme. Certes sympathisant de l’anarchisme – lequel est aussi une pose des écrivains de l’époque, tout comme chez ceux des années 2010 le statut d’artiste affranchi des conventions –, l’auteur sait aussi prendre à rebours la mythologie du bandit au grand cœur : « L’anarchie a bon dos. Comme le papier, elle souffre tout. C’est une mode, aujourd’hui, chez les criminels, de se réclamer d’elle, quand ils ont perpétré un beau coup » (« Pour Jean Grave », p. 54). Car en lecteur de Schopenhauer, Mirbeau sait que « chaque parti a ses criminels et ses fous, puisque chaque parti a ses hommes. Le plus grand danger de la bombe est dans l’explosion de bêtise qu’elle provoque ; et la bêtise humaine fait des blessures qui ne guérissent jamais » (p. 55).
Et nous revoilà au début de cette critique.

Alcofribas
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le 2 janv. 2018

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