Parfois, quand je ferme un livre, je n'ai pas envie d'en rouvrir un autre tout de suite. Ce n'est pas vraiment conscient, simplement je ne sais pas quoi lire après. Quoi lire de suffisamment différent, prenant... pour passer à autre chose. Et peut-être que je n'ai pas encore envie de passer à autre chose. Le rouvrir, chercher une page, encore, garder cette ambiance. Y repenser par gourmandise. Un peu comme ce dernier carré de chocolat, celui pour lequel je me suis levée de mon canapé, ai fouillé dans mon tiroir à chocolat, celui que j'ai détaché avec son compagnon – je ne me lève pas pour un seul carré de chocolat – celui que, contrairement au premier, j'ai laissé fondre patiemment sur ma langue, celui après lequel je ne mangerai rien, ne boirai rien pour garder en bouche le goût, l'odeur, et la sensation râpeuse dans le palais, le plaisir simplement de l'avoir dégusté.

Cette ambiance. Cette volonté de chercher autre chose. Une autre manière de dire, de voir. Il y a d'abord ce journaliste, personnage typique du roman policier, l'être éduqué et curieux, mêlé d'une manière ou d'une autre à l'enquête qu'il va mener. Plus loin que la police car sa curiosité n'a pas de limite et il aime fourrer son nez partout, surtout si cela ne le concerne pas. Pas là. Ce journaliste là refuse l'enquête. Il l'abandonne avant même de l'avoir commencée, ne s'y intéresse pas à priori, alors qu'il a toutes les raisons de le faire. C'est par les autres, pour les autres qu'il s'y mettra d'abord malgré lui. Puis les contours de la disparition devenant flous, il s'intéressera à ce père disparu qu'on lui reproche de ne pas chercher. A son travail, d'abord. A son travail, surtout.

Il y a ce chauffeur de taxi dont on connaît d'avance l'importance, simplement parce qu'il est là. Il y a cette volonté de nous faire parcourir une ville immense et labyrinthique, de s'y perdre. Il a cette expérience sensorielle intéressante. Le lecteur a l'habitude de tenter de mettre des images sur des mots. C'est un peu le concept de la lecture. On se visualise la Ville par les indices semés. Et là l'auteur nous propose de visiter sa ville grâce à la musique – chaque passage concernant le taxi est précédé d'un titre de morceau qu'il est fort à-propos d'écouter en même temps – qui apporte une nouvelle dimension évocatrice. En plus des mots, nous avons des sons. Cela forge une nouvelle Ville, une autre perception. Et en même temps, le travail d'imagination reste intact, car les images, quoique modifiées par cette approche, restent du domaine personnel.

C'est l'approche la plus évidente mais ce n'est pas la seule. Tout nous pousse à changer notre perception. L'aveugle qui demande à se faire raconter les œuvres. On a l'habitude de mettre les mots en images. Comment met-on les images en mots ? Comment rester fidèle, ne pas céder à l'interprétation, garder sa neutralité ? Doit-on la garder, d'ailleurs ?

Et cette Ville. Véritable personnage qui semble conditionner ce qui s'y passe. Pleine de quartiers hétérogènes qui forment un ensemble d'une cohérence relative. La Ville a ses mystères, ses évolutions propres qui semblent parfois indépendantes du monde des hommes qui la construisent et la déconstruisent au fil des nouveaux besoins. Quand les hommes la quittent ils semblent ne plus exister. Quant à ceux qui y restent... Certains se débattent comme ils le peuvent mais finissent par tourner en rond, comme si la seule chose à faire, dans cette Ville, était de tourner en rond. Le héros lui même semble aller en boucles s'élargissant peu à peu, chaque découverte menant à une autre boucle. Il laisse un pan de sa vie se déconstruire alors qu'il construit ses recherches. Comme lui, les personnes dont il s'entoure semblent avoir des projets impossibles à finir et auxquels ils se tiennent pourtant. Le plus important est peut-être juste la démarche. Finir devient accessoire, dans un monde en perpétuelle évolution, un monde qui ne se termine jamais.

Et malgré l'histoire qui avance, les indices qui se mêlent, se recoupent, mènent à une déduction juste avant qu'elle ne soit explicitée, l'on aurait pu rester encore longtemps dans l'évocation de cette recherche qui, plus que celle du père, est celle du sens que l'on veut donner au monde qui nous entoure. Aux actes des autres. Aux nôtres.
Nomenale
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le 12 oct. 2014

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