JR
8.1
JR

livre de William Gaddis ()

Il aura fallu attendre longtemps pour découvrir le deuxième roman de William Gaddis : JR paraît en 1975 soit 20 ans après The Recognitions (Les Reconnaissances).

On peut imaginer que le mauvais accueil reçu par les Reconnaissances au moment de sa sortie est responsable de cette attente. Livre éminemment complexe et ambitieux, traitant notamment de religion et de la place de l'art dans le monde moderne, les Reconnaissances a été accusé par la critique d'en faire trop, c'est à dire d'essayer trop ostensiblement d'être complexe et ambitieux, de nous refaire après Ulysse et Finnegans le coup du gros roman moderniste avec de gros enjeux tout en étant évidemment obscur et incompréhensible. On peut penser ce qu'on veut de ce genre de littérature mais il est évident que les Reconnaissances ne méritait pas çà.

Mauvais timing sans doute, 10 plus tard sortait V de Thomas Pynchon, puis en 73 l'Arc-en-ciel de la gravité du même auteur, et la critique américaine commençait a s'enthousiasmer justement pour le genre de roman post-moderne et compliqué qu'elle avait auparavant reproché à Gaddis de produire.

Probablement, Gaddis a gardé une rancœur pour le traitement qu'a reçu le début de son œuvre. Il parlait déjà dans son premier roman de l'impossibilité pour le vrai artiste de se faire reconnaître au milieu des faussaires qui squattent les milieux littéraires. On peut dire qu'il a fini par subir le contrecoup de sa théorie puisqu'elle s'est révélé cruellement juste. Suite à ce camouflet il n'est pas impossible de penser qu'il ai songé a arrêter d'écrire.

Il y a un personnage dans JR qui nous permet de penser que cette intuition est juste. Gibbs, un des personnages principaux du roman est un écrivain qui a connu un certain succès d'estime mais aussi un revers critique et commercial lors de la sortie de son premier roman. Depuis il est complètement vidé et ne parvient plus à terminer son prochain opus, qui pourrit quelque part dans les tiroir d'un studio bordélique de New York, loué au départ pour servir de cabinet d'écriture et dont la décrépitude progressive à fini par symboliser la décrépitude du romancier en crise d'inspiration. Pour subvenir a ses besoins Gibbs exerce un emploi de prof de physique dans une école privé de banlieue. Prof de physique, voilà qui tombe bien, parce que cela lui permet de traumatiser ses élèves avec des notions telles que l'entropie et le chaos du monde moderne prévu par les lois de la physique, ou encore la théorie de l'information et sa troublantes similarité avec la thermodynamique, bref de tout ce fatras post-moderniste dont on imagine qu'il constituait le sujet de son premier roman ( et au passage des Reconnaissances ).

«  Avant d'aller plus loin ici, est-il venu à l'esprit d'aucun de vous que tout ceci est simplement un gigantesque malentendu ? Puisque vous n'êtes pas ici pour apprendre quoi que ce soit, mais pour recevoir un enseignement qui vous permet de passer des examens, le savoir doit-être organisé de façon a pouvoir être enseigné, et il doit être réduit à une information afin de pouvoir être organisé vous suivez ça ? En d'autres termes ceci vous conduit à tenir pour évident que l'organisation est une propriété inhérente au savoir lui-même, et que le désordre et le chaos sont simplement des forces sans rapport avec lui qui le menacent de l'extérieur. En fait c'est exactement le contraire. L'ordre est simplement un état fragile et périlleux que nous essayons d'imposer à la réalité fondamentale du chaos... »

Voilà le genre de propos que Gibbs balance a des enfants de 10 ans en guise de cours de physique, je pense que ça permet de situer le personnage. Mais Gibbs est plus qu'un artiste raté, il est aussi une des raisons pour lesquelles on peut aimer ce roman. Pas précisément dans la demi-mesure, il est amer, alcoolique, colérique, cynique, d'une mauvaise foie colossale. Il touche souvent juste pourtant, et il est aussi souvent très drôle. Au final, le professeur est un personnage auquel on s'attache, un anti-héros dont on adore suivre les déboires et les emportements injustifiés. Un double idéal pour un auteur qui n'a jamais été tendre envers lui-même et bien pire envers les autres.

Malgré cela Gibbs n'est certainement pas le personnage principal de l'histoire. Au cœur du roman il y a JR, un gamin de dix ans bien trop malin pour son âge. JR est capable de tirer au mieux avantage des mécanismes les plus stupides de son environnement (en gros). Au départ il ne fait que collecter des publicités de catalogues pour dégotter des réductions, ou obtenir des lots gratuits d'objets inutiles, mais suite à la visite d'une agence boursière de Wall Street effectuée avec sa classe, dans laquelle on donne à chacun des enfants une action symbolique ( « votre part d'Amérique »), JR va décider de se lancer dans le monde passionnant de la finance. Il parviendra en quelques semaines à se constituer un véritable empire, construit sur du vent bien sûr, qui finira par s'effondrer en produisant une panique sur les marchés financiers.

Voilà pour le pitch du roman auquel vienne se greffer d'innombrables péripéties et histoires parallèles, comme celle de Gibbs qui travaille dans l'école de JR et qui va prêter son appartement dévasté pour qu'il serve de siège à la société de JR. Il y a Bast aussi, professeur de musique, qui contrairement à Gibbs est un artiste en pleine possession de ses moyens mais qui ne parvient pas à vivre de sa musique. Lui et JR vont passer une sorte de deal : Bast va aider l'enfant lors des transactions où il est obligatoire de rencontrer ses interlocuteurs ( le reste du temps JR opère par téléphone en utilisant un mouchoir pour maquiller sa voix ) tandis que JR va se charger de rémunérer l'artiste aspirant, faisant jouer par ailleurs ses contacts dans la finance pour lui présenter des mécènes potentiels. La situation du gamin de 10 ans débrouillard qui prend un artiste inadapté sous son aile est assez croustillante et ces deux là constituent un duo comique fabuleux. Ils sont tout deux à la fois doué et naïfs dans leur domaines, et c'est encore pire pour ce qui est du domaine de l'autre. La vision de l'art par JR est vraiment au ras-des-pâquerettes et rentre en collision avec celle de Bast. Sa naïveté dans le monde des affaires crée également de bonnes grosses catastrophes, dont Bast, en sa qualité de représentant, fait souvent les fruits. (par exemple : JR rachète une usine avant de la démanteler quelque jour plus tard. Dépêché sur place, Bast est accueilli tout d'abord en héros par les travailleurs avant de manquer de se faire péter la gueule peu après. JR se demande pourquoi ils se sont énervés comme ça. )

Au cours de la lecture de ce gargantuesque roman, on fini par identifier quelques thèmes récurrents qui combinés entre eux produisent tout le propos de Gaddis. Il y a le monde de la finance incontrôlé, tellement incontrôlé justement qu'un gamin de dix ans est capable de construire un empire financier sans que personne ne s'aperçoive de rien. Il y a l'éducation aussi et l'art à travers les personnages de Bast et Gibbs, à la fois professeurs et artistes contrariés. Et surtout la communication ou plutôt la déficience de celle-ci, véritable thème central du roman.

Ainsi en croisant ces thèmes on aborde les questions suivantes : comment enseigner l'art aux enfants, doit-on vraiment leur apprendre a devenir de futurs actionnaires (« votre part d'Amérique »). Comment l'argent pourri l'éducation ( l'école privé du roman a des sponsors douteux ), comment l'argent pourri l'art (et vice-versa), pourquoi personne ne comprends rien à la finance, pourquoi la finance ne comprends rien à l'art, d'ailleurs pourquoi personne ne comprends rien à l'art. Comment faire pour que les enfants comprennent ce qu'on leur apprends à l'école ( idée au début du livre : enregistrer les cours pour les rediffuser sur une télévision).

La déficience de la communication, de la transmission est centrale jusque dans l'écriture de Gaddis. Basiquement, si on ne fait pas un minimum attention en lisant, on ne comprends rien. Le roman est presque entièrement constitué de dialogue (non-attribués sinon cela ne serait pas drôle) et le pire est qu'aucun des personnages ne semblent comprendre, ou même écouter, les autres. Chacun parle dans son coin, poursuis sa propre obsession plutôt que de répondre à son interlocuteur et interromps l'autre à la moindre occasion. De plus il y a au moins dans chaque scène un téléphone qui sonne, ce qui donne lieu à de nouveaux dialogues parallèles ( je parle dans le téléphone, je te parle en même temps et surtout je me parle à moi-même ). Ah et il y a les radios aussi, et puis les postes de télévisons, en bref un sacré bordel de lignes de dialogue intriquées qui la plupart du temps racontent des choses stupides ou alors ne mènent nul part.

Mais on aurait tort de voir en JR un roman qui ne fait que délivrer du concept au kilomètre (1000 pages quand même), idéal pour une thèse d'universitaire mais rebutant pour le lecteur normal. Traiter de la déficience de la communication peut paraître austère à première vue mais c'est oublier que cela permet également de traiter du malentendu. Or il est inutile de préciser que le malentendu fait parti des ressorts comiques les plus puissants qu'on puisse imaginer.

On y vient, JR est surtout un roman extrêmement drôle. Peut-être que Gaddis se retournera dans sa tombe si j'écris ça, mais il est évident que la première chose à laquelle ce roman fait penser aujourd'hui c'est à un sitcom. Ce n'est pas un roman a thèse sur rien, c'est un roman a thèse ou le romanesque et le comique de situation règnent en maître. Il est impossible de faire la liste de tout les malentendus dégénérant parfois en catastrophe que vous rencontrerez dans ce bouquin mais sachez qu'il y en a largement assez pour remplir plusieurs saisons de n'importe quel sitcom. Avec son système d'écriture fait de plusieurs lignes de dialogues intriqués, Gaddis peut préparer une blague plusieurs pages à l'avance, et il peut la faire durer bien longtemps après. Bien souvent vous vous demanderez pourquoi deux interlocuteurs ne se comprennent pas, puis quand vous aurez compris eux continueront à s'embrouiller ce qui rendra la suite environ deux fois plus drôle. C'est ce qui est bien avec JR : C'est un livre difficile à comprendre mais c'est un livre qui vous récompense pour votre attention en vous offrant régulièrement de petites blagues brillantes, comme un bonus pour ceux qui ont suivi.

Bien sûr le comique ici est un peu amer. Le microcosme de la finance est présenté comme un monde d'apprentis-sorciers. L'idée que des gens qui ne parviennent même pas à s'entendre fassent graviter autour d'eux d'immenses sommes d'argent (par le biais de transactions qu'ils ne comprennent pas clairement) est pour le moins effrayante. Le gosse de 10 ans qui parvient au sommet en profitant de la bêtise ambiante n'est pas spécialement effrayant ni malveillant, mais on peut imaginer ce qui pourrait se passer avec quelqu'un ayant un peu moins de scrupule.

De plus, même si c'est moins grave, Gaddis a une vision extrêmement noire du monde de l'art et de l'état des relations familiales. Il y a par exemple de nombreuses séparations dans ce livre, ce qui un soir de cuite donne au professeur Gibbs l'idée d'un monopoly-divorce, un jeu ou il faut recevoir et donner des pensions alimentaires, s'emparer de la fortune familiale, retrouver une habitation pour se loger et s'occuper de la garde alternée. Il y a toujours une part de rancœur chez Gaddis mais je trouve personnellement qu'il parvient dans JR à un équilibre mieux géré que d'habitude, c'est à dire que ce roman est plus volontiers acide, féroce et drôle qu'amer. Ce n'est pas si facile a obtenir.

J'ai mentionné plus haut la difficulté de ce roman et il ne serait pas honnête de préciser qu'effectivement c'est très difficile à lire. Il n'y a pratiquement que du dialogue, mais comme ce n'est pas indiqué on ne sait pas vraiment qui parle. C'est déstabilisant au départ, d'autant qu'il y a beaucoup de personnages mais on fini par s'y habituer, cela fait même son petit effet, ce flux ininterrompu de paroles. Comme si vous vous retrouviez au milieu d'une fête où tout le monde parle en même temps et que vous essayiez de déterminer précisément qui dit quoi. Ah et aussi il n'y a pas de chapitres et aucun saut de lignes ou paragraphes, donc quand on change de scène ou de lieu et bien vous n'êtes pas tout à fait prévenu...

Pour finir, je n'insulterai pas votre intelligence en précisant que, bien que daté de quarante ans, ce livre est encore d'une actualité brûlante. Le flots de paroles insignifiantes vous rappellera sans doute certains forums internet. Quand au fait que cette histoire se termine par une crise financière et bien je pense que cela se passe de commentaires.
vivianbloom
9
Écrit par

Créée

le 20 sept. 2012

Modifiée

le 20 sept. 2012

Critique lue 1.1K fois

17 j'aime

vivianbloom

Écrit par

Critique lue 1.1K fois

17

D'autres avis sur JR

JR
Angélita
1

Critique de JR par Angélita

Pour tout vous dire, je me suis forcée à lire ce roman. Mais je n'ai vraiment pas pu le finir. Au bout de la 150° page, j'ai dit STOP, je ne peux plus. Continuer ainsi pour finir un bouquin de 1000...

le 23 août 2011

3 j'aime

10

Du même critique

Ada ou l'Ardeur
vivianbloom
9

Critique de Ada ou l'Ardeur par vivianbloom

Bloqué en cours de relecture après une première lecture qui ne m'aura servi qu'à prendre des marques dans un roman foisonnant au possible. Les raisons de ce blocage sont doubles et très...

le 10 janv. 2012

15 j'aime

1

Les Reconnaissances
vivianbloom
10

Critique de Les Reconnaissances par vivianbloom

Livre très long, odieusement compliqué, qui part dans tout les sens. La technique d'écriture vous oblige à reconfigurer à toutes les phrases les lieux et ce qu'il est en train de s'y passer, comme si...

le 5 janv. 2012

13 j'aime

3

I Could Live in Hope
vivianbloom
7

Too many words...

« I could live in hope » est le premier album de Low, sorti en 1993, à l'époque où ils s'auto-proclamaient encore « groupe le plus lent du monde ». Chez les fan les avis divergent légèrement :...

le 11 avr. 2013

11 j'aime