Il y a dans Je ne suis pas un héros quelques chefs-d’œuvre en miniature (« Cruauté », « Une amie », « L’Essentiel », « Rue de la Victoire », « Une andouillette m’attend »…), mais aucun des trente-trois « récits » qui constituent le volume n’est mauvais. Certains mènent à sa perfection la maîtrise de la forme brève – deux à cinq pages –, entre nouvelle et poème en prose. L’utilisation de récurrente de la première personne donne au recueil son unité : chaque texte présente un je et / ou un nous qui pourrait être n’importe qui. Ainsi la dernière phrase de « L’Essentiel » (p. 37) : « Nous quittions l’école de la tragédie caparaçonnés de prix, cuirassés d’accessits et de la mort véritable et du meurtre incomparable nous ne savions rien ; on nous avait enseigné des années durant l’insignifiant, nous laissant seuls le soin d’inventer maintenant l’essentiel. » Je défie quiconque de n’avoir jamais éprouvé ceci à une période de sa vie – qu’il appelle ça mauvais passage, mort de l’enfance ou fin de l’adolescence importe peu. (Les trois formules ne sont d’ailleurs pas incompatibles.)
Ou encore ceci : comme le narrateur et son voisin, jardiniers passionnés, ont en vain cherché à se débarrasser des limaces qui dévoraient leurs bégonias – on voit le symbole : la laideur inévitable nourrie par la beauté la détruit –, « nous avons finalement tous deux convenu qu’en réalité il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire dans l’existence sinon contempler, impuissants, l’odieux spectacle de limaçons en train de dévorer des bégonias et, avouons-le, n’être pas vraiment contents » (fin des « Bégonias », p. 96). Le lecteur minutieux aura remarqué que toute cette phrase – et de fait tout le récit – tient dans ses huit derniers mots (1). Si le texte s’était arrêté avec « bégonias », on n’aurait rien eu d’autre qu’une platitude de plus sur la vanité de l’existence, digne tout juste d’une Amélie Nothomb qui aurait découvert les richesses de la grammaire. Avec « avouons-le » naît une ambiguïté – la première personne du pluriel = je + qui d’autre ? Enfin, comme « n’être pas vraiment contents » peut se rapporter aux contemplateurs, aux limaçons ou aux deux, « Les Bégonias » se rangent finalement dans la catégorie des textes dans lesquels l’écriture elle-même pose question, c’est-à-dire dans la littérature.
Car le style compte : comme souvent avec Pierre Autin-Grenier, écrire autrement eût été écrire autre chose ; mots, propositions, phrases, paragraphes ont été soigneusement pesés pour que naquît aussi cette petite musique – mais pas la même que celle de L.-F. Céline (2), à qui l’incipit de « Vous avez franchi la ligne rouge, retournez à la case départ » fait allusion (p. 107) : « Ça n’a pas du tout débuté comme ça. Ça ne commence jamais comme ça. Ce serait trop commun, trop tragique aussi. Ces régiments qui se mettent à passer, avec un colonel par-devant sur son cheval. Et qu’on suit. » Mais contrairement à Voyage au bout de la nuit, – que la phrase « Je ne suis pas un héros » pourrait d’ailleurs très justement résumer, – le recueil de Pierre Autin-Grenier propose un humour noir sans cynisme.
C’est parfois très triste (« Poissons »), parfois absurde (les histoires d’ange : « Cruauté », « Encore un accident »), parfois macabre (le miroir au fond du cercueil dans « Une amie »), parfois extrêmement noir (le « cadavre en blouse d’orphelin » de « Promenade près des étangs », p. 77) – mais ça n’est jamais cynique. Pierre Autin-Grenier reste humaniste, à sa manière intelligente, sans les relents de niaiserie et de crédulité qui connotent parfois le mot galvaudé humaniste.
Un dernier beau passage, dans « Une andouillette m’attend » (p. 78)  : « J’aurais voulu trouver une clé à l’absurde et au dérisoire de tout l’univers. Savoir comment il fait noir la nuit, pourquoi la balafre de l’enfance souvent cicatrise mal, connaître aussi ce que cachaient les chemisiers des femmes. Mille interrogations en permanence m’assaillaient et je ne me souciais point de gagner ma vie, j’avais quinze ans en somme et du temps à perdre ; depuis je l’ai bien perdu et ma vie aussi. »


(1) Le dénicheur de figures de style appellera cela une hyperbate, mais on s’en fout.
(2) Le lecteur entendra de même parler (de) Brautigan, Bobin, Carver, Nizan, Tsvétaïeva…

Alcofribas
9
Écrit par

Créée

le 19 sept. 2017

Critique lue 62 fois

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 62 fois

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 11 nov. 2021

20 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

20 j'aime