Dans l’enchanteur ouvrage qu’est Jean de Florette, Marcel Pagnol, avec tendresse et amour, métamorphose son œuvre en une touchante peinture, sublime les décors ruraux, relève les étranges mais sympathiques personnalités de ses protagonistes, enjolive le conservatisme campagnard de sa plume melliflue, met en valeur les douces traditions, prône un juste et sain retour à la nature (à travers le personnage de Jean de Florette), invite enfin par ses passionnantes histoires le lecteur à se ressourcer au plus profond de la terre, là où la rumeur citadine ne saurait jamais se rendre. Incarnant la parfaite figure du documentaliste involontaire, dénotant malgré lui, mais avec la précision d’un chirurgien maniant son scalpel, les us et coutumes de paysans aux mœurs archaïques, Pagnol peint un superbe tableau de son coin de pays, à la fois chaleureux et mélancolique, admirablement équilibré de couleurs chaudes et froides. Krieghoff excellait à imager la froidure hivernale du monde rural, Pagnol, pour sa part, s’impose comme le maître des paysages estivaux de la campagne.


Au sein du roman, l’orgueil, la fierté, l’avidité, l’avarice, l’arrogance, la témérité, la résilience, la candeur ainsi qu’une panoplie de valeurs campagnardes sont tous tricotés avec finesse, entremêlés à mesure que se dévoile les anecdotes rocambolesques et les légendes intemporelles, dévoilant une magnifique courtepointe haute en couleur où viennent se greffer les humbles aspirations des villageois, leurs rêves inavoués, dissimulés avec ferveur, leurs plaisirs béotiens, et leurs petites magouilles, machinations innocentes aux proportions trop souvent démesurées, cachoteries ridicules et risibles : l’ensemble, décrit avec une amitié sincère et bouleversante, est d’une rare beauté, telles ces sublimes sources d’eau cristallines qu’on dirait tout droit sorties d’un songe.


Dépaysement vertigineux, rupture sociétale et transition brutale vers l’inconnu de l’arrière-pays, Jean de Florette nous transporte au royaume des épithètes (le Papet, Jean de Florette, Graffignette, Pique-Bouffigue, etc), où prolifèrent d’absurdes rivalités shakespeariennes, et nous parle des honnêtes ambitions et des malveillants complots : en somme, la bêtise humaine continue de se propager, pareille à celle des grandes villes mais, par la façon qu’a Pagnol de tracer le sillon de son récit, elle gagne au premier abord une pureté édénique, une légèreté magnifique qui, petit à petit, se transformera, s’alourdira, pour aboutir à un constat terriblement sombre. L’art du revirement, parfaitement manié par l’auteur, forme ici un génial crescendo. L’occasion est aussi à l’analyse sociétale, à l’investigation de la structure occidentale moderne et à sa déconstruction. Ainsi, Pagnol démontre l’impossibilité du mélange (voire de la dilution) entre l’urbanité et le traditionalisme campagnard, la scission entre le vieux et le neuf, à travers l’échec de Florette; il aura beau tenter, jamais il ne deviendra (ni ne sera considéré comme) paysan. Cette fatalité teinte déjà les débuts de l’histoire, prophétisant la subversion du récit idyllique qui se changera au fur et à mesure en un véritable enfer sur Terre. Car la supercherie que traficote l’auteur de la trilogie Marius-Fanny-César viendra inévitablement à manquer de souffle; impossible à entretenir tant de temps, elle sera contrainte d’imploser en produisant un grand bruit sourd. C’est que Jean de Florette, dans sa construction, se présente comme une tragédie moderne (ou du moins comme son héritier direct), jouant des strates sociales pour élaborer son drame et altérer les trajectoires de ses personnages.


Le génial conteur qu'est Pagnol, lorsqu’il fabrique l’œuvre Jean de Florette, se joue (ou plutôt l’utilise à sa manière) du manichéisme : entre le Papet, qui nous apparaît comme une caractérisation du mal, Jean de Florette, qui lui, à contrario du Papet, par sa candeur enfantine symbolise le bien, et Ugolin, qui se retrouve déchiré entre deux émotions contradictoires, flirtant avec la ligne qui sépare le bien du mal, les trois se positionnent à un certain emplacement sur l’échelle manichéenne. Dans sa création, l’auteur vient, sans toutefois user d’un regard moralisateur, démontrer comment l’avidité et la convoitise peuvent semer une graine indéracinable, qui pervertit l’âme, oxyde la moindre parcelle de nobles sentiments, ombrage à jamais les pousses de la bienveillance, et comment ces deux sentiments vils proclament, une fois qu’ils ont contaminé un cœur noble, la victoire du mal sur le bien. C’est donc en enchevêtrant des concepts manichéens avec des idées et des émotions concrètes que Pagnol façonnera sa propre vision du monde (ou à vrai dire la vision qu’il choisit de transmettre par écrit).


Douce puis amère, l’histoire de Jean de Florette nous embarque à bord d’une croisière littéraire où l’on croirait toucher au paradis, mais où tôt ou tard la réalité prend le pas sur les rêveries : sa fin foncièrement pessimiste et glaçante de lucidité parachève un ensemble à l’efficacité ahurissante. Son auteur aura su brillamment tisser une toile féerique (où le lecteur se sera confortablement installé) pour ensuite mieux la déchirer (et faire chuter celui-ci, déboussolé et anéanti).


Jean de Florette a cette beauté des paysages ravagés, ceux-là mêmes où l’on devine encore par quelques indices leur éclat d’antan, les plantes qui jadis fleurirent avant de s’éteindre pour ne laisser que la mort hanter le sol. Jean de Florette a cette beauté, cette beauté cruelle.

mile-Frve
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le 17 juil. 2021

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Émile Frève

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