J'ai découvert ce titre grâce à ma participation aux explorateurs de la rentrée 2020 de lecteurs.com. Merci pour leur confiance.


L'amour égorgé, signé Patrice Trigano, est une biographie romancée mais très documentée du poète René Crevel (1900-1935). Ce dernier, à la courte vie, a connu une enfance pénible marquée par le suicide de son père dont il découvre, à 14 ans et à hauteur des yeux, les pieds d'un corps qui pend à la poutre du grenier. Son enfance s'est poursuivie sous la tyrannie d'une mère qui ne sait aimer mais qui est passée maître dans l'art de la maltraitance psychologique. René Crevel ne trouvera d'autre réponse que la haïr, fuir le foyer et tâcher de libérer l'esprit révolté qu'il a en lui en envoyant dinguer toute morale et tous tabous. Car si son esprit se veut libre, Il lui faudra aussi découvrir les dictats de son moi qui le pousse à une bissexualité débridée et à la recherche de tous les abus, drogues, expédients et expériences bien plus souvent sexuelles qu'amoureuses. A 35 ans, il se suicide, moment dramatique auquel le lecteur s'attendait mais qui est affirmé avec pudeur par Patrice Trigano en une seule phrase sublime, épurée, nette de tous détails inutiles. Cette phrase termine le roman, plonge le lecteur dans la réflexion et pousse enfin René Crevel vers la liberté.
Je suis resté quelques instants, temps suspendu, sur cette dernière phrase. J'ai revu sa vie, ses souffrances, ses combats et le grand charivari de ce monde des Lettres d'une époque où les moeurs étaient bien légères et la poésie si féconde. J'ai basculé mon regard sur la citation mise en exergue du roman : « La mosaïque des simulacres ne tient pas. » (René Crevel). Je l'ai mieux comprise et j'ai fermé le livre en silence.
Ce qui me frappe, dans ce livre, c'est la connaissance phénoménale de l'auteur, Patrice Trigano, qui à tout propos est capable d'étayer ce qu'il dit par une allusion à une oeuvre, un titre, une citation de tous les contemporains de Crevel. Toujours bien plus connus que lui, ils ont façonné l'esprit littéraire et artistique de cette époque ambivalente. Celle-ci correspond à une première sortie de guerre et à la volonté de s'affranchir d'un passé obscur et de se jeter dans la fête, l'insouciance, la frivolité et la recherche d'une puissance d'apparat obtenue dans les salons où on cause, s'exhibe et lance des idées, le plus possible en réaction avec l'ordre établi, la morale, le noir chagrin qui ont tant dicté les conduites durant des siècles et qui n'ont pas éviter la boucherie des tranchées. Ce livre nous immerge totalement dans la montée en puissance du Dadaïsme et surtout du Surréalisme qui a suivi et dont André Breton s'est proclamé le Pape avec la même autorité et infaillibilité que celles des pontifes dont il pourfendait la morale.
Et cette courte période d'euphorie est très tôt marquée par la montée du fascisme, la menace d'un totalitarisme nouveau qui poussera tous ces intellectuels à se tourner vers le Communisme. Mais, peut-on, à la fois, défendre les ouvriers et le prolétariat en étant habitué des salons et en quémandant sans arrêt l'approbation de la bourgeoisie qui fait et défait Paris, le monde et les notoriétés ? Est-on crédible quand on veut pourfendre tout ordre, toute morale, toute contrainte et que ce sont les gloussements et les applaudissements des notables nantis qui décident de la puissance de nos créations ? Cette question traverse le roman, c'est au lecteur à apporter une réponse.
Mais l'aspect le plus édifiant de ce roman est la quête d'identité de René Crevel dans un monde égocentré. Patrice Trigano a choisi de retracer la vie d'un poète, somme toute assez peu connu, vie qui s'est révélée être une descente vertigineuse en abyme. le pauvre a tout expérimenté, il s'est cassé les dents sur tous ses espoirs de vie heureuse. Il a souffert dans son corps. Il a souffert dans son esprit. Il a cherché toute sa courte vie à comprendre qui il était et quels étaient les amis, les vrais, sur lesquels il pouvait s'appuyer. Et durant tout ce temps, les amis, tels coqs en basse-cour, jouaient des ergots, donnaient des coups de becs à tout qui leur faisait un peu d'ombre. Moi qui ai lu tant de ces auteurs, Aragon, Prévert, Eluard, Gide, Zweig, Desnos et qui ai admiré les oeuvres de Magritte, Cocteau, Giacometti, Dali, j'ai eu quelques difficultés à accepter leur querelle d'ego, leurs pitreries dans les combats douteux et les attaques de conférences, de créations théâtrales et autres manifestations de leur rejet de tout. Pire que des gosses dans un bac à sable. Et pourtant, chacun a été capable de donner naissance à de si belles oeuvres !
Le contraste entre la déchéance humaine vécue par René Crevel et la culture des égos surdimensionnés est, pour moi, la question fondamentale que pose ce roman. Au milieu d'un monde de fous avides de pouvoir et de reconnaissance sociale, quelle est la place disponible à celui qui souffre dans sa chair et plus encore dans son psychisme ? Quelle est la place offerte à l'humilité, la non-performance, la vie autre, simple et pourtant créatrice ?
« Pour raconter l'histoire de René Crevel qui me poursuit depuis mon adolescence – dit Patrice Trigano -, j'ai sacrifié l'exactitude sur l'autel de la vérité. La réalité voudra bien me pardonner ».
La réalité qui pousse à la réflexion est toujours bonne à prendre. Merci, Monsieur Trigano, pour cette biographie qui ouvre l'esprit et l'interroge.

Créée

le 28 août 2020

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