L'Art de perdre
8.2
L'Art de perdre

livre de Alice Zeniter (2017)

Elle avait remporté le prix Renaudot des Lycéens en 2015 pour Juste avant l'oubli, elle décroche cette fois le prix Goncourt des lycéens pour son dernier roman, L'art de perdre. Si Alice Zeniter faisait partie de la dernière seléction pour le Prix Goncourt, c'est Eric Vuillard qui a été récompensé pour son récit sur l'annexion de l'Autriche. Les lycéens fort heureusement, ont su reconnaitre en l'Art de perdre la capacité que peut avoir un roman à traduire les turpitudes de l'Histoire.


Car c'est bien de turpidudes dont Alice Zeniter parle, celles de la colonisation; de ces conséquences sur des générations, des familles, des hommes, des femmes, deux pays.


La Guerre d'Algérie


Ma première impression en débutant ce roman a été naïve. J'ai considéré de but en blanc que les lycéens l'avait élu car la Guerre d'Algérie y est très bien expliquée et qu'elle prend en outre l'angle de trois générations auxquelles le lecteur peut parfaitement s'identifier. La troisième génération a d'ailleurs eu un effet cathartique sur moi puisque Naima a, a priori, mon âge et qu'elle a étudié l'Histoire de l'art.


Finalement je crois qu'Alice Zeniter a écrit non pas un roman sur la Guerre d'Algérie mais le récit croisé de la France et de l'Algérie. Lire Zeniter c'est avant tout assimiler une nouvelle vision de cette guerre, dont l'école ne nous parle guère qu'à travers De Gaulle et son fameux "je vous ai compris" - phrase à laquelle les personnages de Zeniter répondent de manière désarmante "c'est qui vous ?" -. Je suis née en 1991 et les traces de la guerre d'Algérie se réduisaient pour moi à quelques termes glanés au détour de conversations d'adultes : harkis, kabyles, pieds noirs. Alice Zeniter fait ici la lumière sur ce que l'on a appris de la Guerre d'Algérie et ce que l'on en comprend aujourd'hui. C'est ainsi que la magie opère.


Turpitudes


L'art de perdre met successivement en scène trois générations : Ali le grand père, Hamid le père, Naïma la fille. Ali et Hamid sont nés en Algérie et vont assimiler chacun de manière très différente, les conséquences de la guerre sur leur vie et leurs façons de définir ce qu'est pour eux le déracinement. Naïma est née en France, elle, elle ne sait pas ce qu'est le déracinement mais elle en sent profondément la force autour d'elle. Chez son père Hamid qui refuse d'entendre parler de l'Algérie, chez sa grand-mère avec qui elle communique mal car Hamid a refusé de lui transmettre le kabyle.


Ali et Hamid ont rompu avec l'Algérie chacun à leur manière. Naïma, qui pourtant a tout d'une française née dans les années 1990, va retrouver le fil d'Ariane que les hommes de la famille avaient soigneusement caché pendant tant d'années.


Pour Ali l'évocation de l'Algérie est douloureuse, il devient taiseux et se referme sur lui-même, il n'a plus rien de l'homme fort qu'il était dans les montagnes algériennes, "la maison pleine" en France, c'est terminé. Hamid va nourrir avec détermination la nécessité impérieuse de s'adapter à son nouveau pays, il met ainsi de côté une Algérie dont ils effacent progressivement les images enfantines.


"Le bateau recule lentement dans les eaux du port. Vient alors à Ali l'image étrange d'une corde attachée à l'arrière de l'énorme ferry et reliée à la côte, de sorte qu'au fur et à mesure que le bateau s'éloigne c'est tout le pays qui est entraîné lentement mais inexorablement dans la mer"
Ali connait le déchirement et la désuétude après une vie opulente et heureuse. Hamid, lui, oscille entre ces racines et la volonté d'en créer de nouvelles. Naima ne connaît pas la guerre mais elle connaît le terrorisme, elle découvre le fanatisme religieux, elle fait face à cette nouvelle Algérie où la femme est cachée (j'ai adoré la dérision "du Batman sur les montagnes"). Et par dessus tout désormais elle a peur, peur que l'on prenne son père pour un terroriste.


Si j'ai été choquée d'apprendre ce qu'a réellement été la Guerre d'Algérie pour les familles Kabyles, j'ai été naturellement plus émue encore des sentiments ambivalents que ressent Naima après les attentats du 13 novembre.


"Ces regards lui paraissent insupportables dès qu'ils se portent sur des personnes qu'elle connaît et pourtant, elle ne peut s'empêcher elle aussi d'avoir peur quand monte dans la rame de métro un homme barbu portant en bandoulière un sac de sport trop rempli"


Il n'y a aucun "moins" à relever chez Alice Zeniter, elle a eu le génie de parler avec brio de trois générations auxquelles chacun pourra trouver une part de son histoire et apprendre de l'histoire des autres. Il me tarde de faire découvrir ce livre aux générations qui me précédent et à celle qui me succèderont.

Dadou-lit
8
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le 19 janv. 2018

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Dadou-lit

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