Le plan des pièces de Feydeau est maintenant bien rôdé : il joue sur le paroxysme de rencontres inopportunes qui ont lieu entre des personnages qui ne veulent surtout pas se retrouver ensemble, et cette séquence endiablée et trépidante a le plus souvent lieu à la fin du deuxième acte (sur trois actes au total). Le premier acte expose, parfois avec une certaine longueur, les problématiques et les desseins d’assez nombreux personnages, souvent de mieux en mieux typés, même jusqu’à l’extravagance. Cette exposition se prolonge souvent au début du deuxième acte, où l’on assiste au rassemblement des divers personnages dans un lieu commun où chacun d’entre eux pense être à l’abri des autres. Le troisième acte est traditionnellement celui des mises au point et des résolutions, mais la tension peut se prolonger jusqu’à la toute dernière réplique.


Dans cette pièce qui est devenue l’un des plus grands succès de Feydeau, des couples illégitimes se constituent en même temps : Pinglet, qui ne s’entend pas avec sa femme acariâtre, veut la tromper avec Marcelle, la femme de son ami Paillardin. Ce dernier, ainsi nommé par antiphrase, est peu empressé auprès de sa femme qui a envie de voir ailleurs. En plus, le lycéen Maxime, neveu de Paillardin, fait l’objet de tentatives de séduction de la part de de Victoire, la bonne de Pinglet (scène assez chaude, d’ailleurs). Tout ce beau monde va se retrouver dans un hôtel de passe, l’Hôtel du Libre-Échange (dont le nom reflète bien la fonction), soit dans deux chambres voisines, soit parfois dans la même chambre !   

À l’acte II, la description du décor est particulièrement longue, car le décor est complexe : pour mieux donner à voir des scènes simultanées et des interactions entre personnages, Feydeau reprend une idée de mise en espace déjà utilisée dans une pièce antérieure : au milieu, le couloir d’un étage de l’hôtel avec escalier au fond, permettant d’aller aussi bien en haut qu’en bas (donc, venant d’en bas, les intrus qui piègent les autres à l’étage ; et, vers le haut, une voie de dégagement provisoire pour quelqu’un qui cherche à se dissimuler), à droite et à gauche, deux chambres d’hôtel de part et d’autre du couloir, contenant des personnages différents, qui ont des problèmes dès qu’ils ouvrent la porte du couloir. En plus, chaque chambre contient un cabinet de toilette, dans lequel peut se trouver un intrus (par accident ou par inadvertance), chaque lit est fermé par des rideaux. En prime, on peut jouer avec le verrouillage des chambres (clé perdue ou retrouvée – mais pas par la bonne personne), le personnel de l’hôtel utilisant un vilebrequin pour se rincer l’œil dans cet hôtel de passe en perçant les parois.


Les personnages secondaires sont outrancièrement caractérisés : le lycéen Maxime, qui cite Descartes pour aborder les choses de l’amour ; Mathieu, avocat météopathe, qui se met à bégayer quand il pleut, et parle sans problème quand il fait beau (il rappelle Rasanville, autre personnage dont le handicap est parfaitement incompatible avec sa profession, dans « Le Ruban » : Rasanville est à la fois journaliste et... myope comme une taupe ! Et que penser de ce Mathieu, un avocat bègue ???). En plus, ce Mathieu trimballe avec lui ses quatre filles dans cet hôtel borgne, lesquelles filles vont jouer un rôle-clé dans la cascade des rencontres, agitations et poursuites dans cet hôtel ; Bastien, tenancier de l’hôtel, qui sert toujours le même baratin à ses clients pour leur vanter les avantages d’une chambre.


Ajoutons des procédés de farce : les divers personnages obligés d’entrer et sortir par la fenêtre de l’appartement de Pinglet (parce que la porte est verrouillée) ; la présence d’une chambre hantée à l’Hôtel du Libre-Échange ; l’échange d’identité des principaux personnages, animés des meilleures intentions en cette occurrence, mais qui pose des problèmes dès que la police débarque... L’exploitation par Feydeau de tous les détails de la vie, du décor, et de chaque geste des personnages donne le sentiment d’une écriture extrêmement pensée et intégrée, qui donne une densité comique difficile à égaler.


Le capharnaüm qui s’ensuit dans cet acte II est l’un des plus drôles que Feydeau ait imaginés, et se trouve à l’origine du succès de la pièce, encore reprise sur les scènes parisiennes de nos jours. 
khorsabad
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le 3 juin 2015

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