L'Imposteur
7.6
L'Imposteur

livre de Javier Cercas (2014)

La réalité qui tue et la fiction qui sauve

Pendant une quarantaine d'années, Enric Marco a représenté, en Espagne, la lutte contre le fascisme et le franquisme. Combattant auprès des forces républicaines pendant la Guerre civile de 36, ancien prisonnier d'un camp de concentration nazi, dirigeant d'un syndicat de tendance anarchiste, il était reconnu pour avoir tenu un rôle actif dans le processus de démocratisation de l'Espagne à la mort de Franco. Petit à petit, il est devenu une figure incontournable, un témoin infatigable de l’horreur nazie en particulier, mais aussi du courage et de la résistance à l’Espagnole. Conférences, commémorations, émissions télévisées, il était partout, racontant inlassablement son expérience. Le point culminant est atteint en 2005, lors des festivités pour le 60ème anniversaire de la libération du camp de Flossenburg.
C’est au printemps de cette même année 2005 qu’un historien espagnol révèle le pot au rose : tout est bidon. Marco n’a jamais mis les pieds à Flossenburg, ni dans aucun camp de concentration. Et s’il a été en Allemagne pendant la Guerre, c’est comme travailleur volontaire dans le cadre d’une coopération entre le Reich et l’Espagne franquiste. Sauf que tout n’est pas que mensonge dans les récits de Marco : comme tout bon affabulateur, il sait qu’un mensonge est plus crédible quand il est pétri de vérités. Démêler les vérités des mensonges, voilà un des projets (digne d’Orson Welles) que s’est fixé Javier Cercas, 8 ans plus tard, en 2013, après avoir hésité de nombreuses années avant d’écrire ce livre.
Qui mieux que cet excellent écrivain pour s’attaquer à un tel sujet ? Au fil de ses livres, Cercas n’a cessé de se situer sur la frontière entre réalité documentaire et fiction subjective. Il divise lui-même ses livres en deux catégories, les fictions, et les récits non-fictifs (comme Anatomie d’un instant, par exemple). Sauf que la frontière entre les deux est très poreuse : ses fictions sont remplies de vérités historiques très documentées, et ses « récits non-fictifs » portent la marque d’une grande subjectivité. Mêler réalité et fiction, mensonge et vérité… Finalement, quelle différence profonde peut-on trouver entre Marco et Cercas ? Dès les premières pages, l’écrivain espagnol ne cache pas l’ambiguïté de son titre : l’imposteur, c’est aussi bien Marco que Cercas lui-même. La littérature est une forme d’imposture, une imposture revendiquée, clamée haut et fort, ou parfois une imposture qui se cache derrière des « effets de réel », qui se pare de réalisme pour faire oublier son statut fictionnel.
Se pose alors, en filigrane, la question sur la responsabilité du lecteur. Finalement, s’il y a imposture, c’est qu’il y a des personnes qui ont été trompées, qui se sont laissées tromper plus ou moins volontairement. S’il y a un Marco, qui s’est fait un nom sur du vide, c’est qu’il y a tout un marché, toute une exploitation de cette mémoire. Et c’est là aussi un des thèmes centraux de l’œuvre de Javier Cercas : le rapport des Espagnols contemporains avec leur passé. Au fond, Marco est rassurant, car il donne une image positive de l’Espagnol. Avec Marco, c’est un peu la même fiction qu’avec le général de Gaulle : tout le monde était résistant (contre les nazis, contre Franco…), tout le monde était héroïque, l’Espagne n’est habitée que par d’héroïques combattants de l’ombre. Une fiction bien agréable qui était d’autant plus nécessaire que la transition entre la dictature franquiste et la démocratie ne s’est pas déroulée sans heurts, et que l’Espagne a été pendant longtemps habitée de nostalgiques de la dictature militaire (l’est-elle encore de nos jours ?).
En véritable intellectuel Cercas sait parfaitement que l’histoire ne peut pas se résumer à des positions caricaturales en mode « si tu n’as rien dit, alors tu étais d’accord », « si tu n’as pas agi contre, c’est donc que tu étais collabo ». Les pages où il montre une Espagne anéantie, moralement ravagée après la victoire de Franco, sont absolument magnifiques. De fait, contrairement à tous les donneurs de leçons professionnels, jamais il ne cherche à juger Marco, que ce soit pour ses mensonges ou pour son non-engagement dans une résistance anti-franquiste. Il ne cherche pas non plus à justifier ce qu’a pu faire Marco. Il cherche simplement à comprendre les mécanismes qui poussent à embellir sa vie, à s’inventer une vie lorsque la vraie vie paraît insatisfaisante. D’ailleurs, qui n’a jamais trouvé sa vie trop fade ? Qui n’a jamais rêvé d’être un héros, ou du moins de paraître l’être aux yeux du monde ? Qui, à travers les réseaux sociaux, ne cherche pas à donner une vision embellie de sa vie ? Ne sommes-nous pas tous des Marco ?


Ainsi, au fil d’un livre qui paraît simple mais que l’intelligence de Cercas permet de densifier, l’auteur traite le sujet sur quatre niveaux :
1°) la biographie de Marco en elle-même, avec la volonté (illusoire ?) de démêler le vrai du faux ;
2°) un jeu de miroir en Marco et Cercas, qui aboutit à toute une réflexion sur la littérature comme art d’un mensonge qui amène à la vérité, d’une « fiction qui sauve » ;
3°) une réflexion philosophique, éthique pour être plus précis, sur le mensonge et son rôle social (un mensonge peut-il être moral, voire vertueux, n'en déplaise à ce psychorigide de Kant ?) ;
4°) et une description socio-historique de l’Espagne, surtout à l’époque de la transition entre dictature et démocratie, dans la seconde moitié des années 70.
Tout cela, Cercas le fait avec un sens de l’humour très fin, une grande intelligence et une culture jamais pédante, et tout en donnant à son roman une construction rigoureuse (alternance entre un chapitre consacré à l’histoire de Marco et un chapitre consacré à l’histoire de Javier Cercas en train d’écrire sur Marco). L’ensemble est passionnant et souvent aussi vertigineux que les réflexions sur le mensonge que l’on trouve chez Orson Welles par exemple. Au point que, n’ayant jamais entendu parler de cette « affaire Marco », j’en suis venu à me demander si elle avait vraiment existé ou si tout n’était qu’invention.

SanFelice
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le 26 janv. 2019

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