Vous en avez peut-être croisé sans le savoir au cours de votre existence. Bien que peu nombreux sous nos latitudes, ils sont avec un peu d'expérience aisément reconnaissables pour un observateur vif et curieux : ce petit sourire un peu béat mais dans lequel se cache le pli ferme et posé de l'intelligence la plus pure, cet œil qui pétille à l'idée d'un canular quelconque qui vient de lui traverser l'esprit en lui donnant un je ne sais quoi de primesautier qui ferait presque sursauter dans la grisaille dominante, cette fâcheuse tendance à partir parfois dans un bref mais sonore éclat de rire alors qu'un extrait particulièrement savoureux vient de lui remonter inopinément au cerveau, cette démarche altière mais respectueuse d'autrui qui suffirait presque à le différencier à jamais du reste de l'humanité, ce regard doux qu'il a parfois en admirant deux jolies jambes qui tressautent dans le lointain, se sentant alors peu à peu empli de ce qu'il appelle en son for intérieur le lait de la tendresse humaine, non, décidément, le doute n'est plus possible, cet homme vient de lire un livre de Pelham Grenville Wodehouse !

Passez votre chemin, pisse-froids déplaisants et fesse-mathieux antipathiques, je vais parler un langage que vous ne pouvez entendre.

Né pour le plus grand bonheur de l'humanité le 15 octobre 1881, date que je fête personnellement chaque année avec un respect des plus religieux, Pelham Grenville est peut-être le seul écrivain révélé au vingtième siècle qui soit parvenu à me convaincre que Dieu n'avait pas encore abandonné tous ses enfants pour les fautes impardonnables que vous persistez d'ailleurs à accomplir jour après jour.
Peu fait à la vie de rond-de-cuir que les dures nécessités quotidiennes ne tardent pas à lui imposer, Wodehouse se console dans l'écriture. Après de nombreux refus, il réussit enfin à placer en 1915 un de ses ouvrages : « Bienvenue à Blandings », voyant d'ailleurs dans le rajout, pour la première fois, de son deuxième prénom sur la page de titre la raison la plus évidente de ce nouvel accueil des éditeurs...

Blandings est un petit monde délicieusement désuet dans lequel vous retrouverez avec plaisir, au cours de la dizaine d'ouvrages qui, sur plusieurs décennies, poursuivront la description de cette jolie propriété, Lord Emsworth, le très distrait maître des lieux, ses sœurs tyranniques, l'efficace Baxter, son secrétaire cauchemardesque, Galahad, le frère décadent et jouisseur, l'impératrice, truie obèse et bête à concours, une domesticité sans faille, une citrouille majestueuse, des voisins jaloux et une bonne douzaine d'imposteurs de toutes sortes, régulièrement infiltrés au château pour démêler de ténébreuses affaires ayant le plus souvent de jeunes amours et d'inoffensifs problèmes d'argent comme ressorts principaux.
A noter que le plus grand personnage de la littérature contemporaine s'appelle Psmith (le « p » ne se prononce pas), quoique créé précédemment, il intègre en 1923, le temps du second épisode, le merveilleux monde de Blandings et ne demande qu'à faire plus ample connaissance avec les plus sympathiques d'entre vous.

Fort de son début de succès, notre ami créé en 1917 ses personnages les plus emblématiques : Bertram Wooster, le jeune aristo oisif à la cervelle courte et Jeeves son valet de chambre, au génie insurpassable et au goût parfait. Certains prétendent que son intelligence prodigieuse provient d'un régime qui privilégierait une forte consommation de poisson, d'autres que c'est la forme si particulière de son crâne qui rend ses miracles de raisonnement possible. Toujours est-il que ce personnage est devenu tellement synonyme de solution aux problèmes les plus farfelus qu'un célèbre site internet de réponse aux questions s'appellera un temps « Ask Jeeves » en son honneur...
Il faut vous dire aussi que chez nos amis britons, le couple en question est presque aussi familier que peuvent l'être Sherlock et son Watson et que la célébrité médiocre de ces personnages de par chez nous est particulièrement révélatrice de l'état désastreux dans lequel a sombré notre charmant pays.

Suite à la scandaleuse absence de traduction de la nouvelle des débuts et de la non-réédition de la seconde depuis la guerre, le recueil dont je vous parle aujourd'hui est le premier que vous pourrez trouver chez votre fournisseur habituel, il est composé de 11 nouvelles reliées entre elles dans un même élan et proposant ainsi un joli condensé de ce que ce génie comique peut proposer tout au long se son œuvre. Pour connaître plus avant la rencontre mythique entre Bertram et Jeeves, il faudra attendre le tome suivant, « Allez-y, Jeeves », mais vous ne le regretterez pas non plus.

La présente critique tardant à venir, j'en suis déjà arrivé à « Very good Jeeves », le troisième ensemble de nouvelle qui laissera ensuite la place à un format plus proche du roman, soit deux types de plaisirs un peu différents que le sybarite goûte avec le même orgasme. Je me souviens que c'est par lui que j'ai rencontré, il y a de ça presque 10 ans, par un hiver pluvieux qui m'avait vu revenir avec plaisir dans ma bonne vieille province, le style inimitable de Wodehouse. Rencontre discrète d'ailleurs, tant le génie du bonhomme est tellement pur et modeste qu'il faut en général avoir lu au moins trois de ses ouvrages avant d'en saisir toute la portée.

Ce cap franchi, vous ne serez plus jamais comme avant, vous vous précipiterez pour achever votre collection dans la mesure des traductions timides, vous vous jetterez sur les éditions originales, vous serez à chaque moment de jachère comme un drogué sans sa dose et vous souffrirez le martyre pendant ces longues périodes qui séparent les différentes relectures...

Evelyn Waugh, Agatha Christie, George Orwell, Isaac Asimov, Jack Vance... Voici quelques-uns des idolâtres à assumer pleinement tout ce qu'ils doivent au maître, révélant par là même une qualité d'être qui aurait pu passer inaperçue, tant il est vrai qu'il y aura toujours, chez les amateurs de Wodehouse, quelque chose de rassurant qui fera qu'ils ne pourront jamais tout à fait être de mauvais bougres.

Oncle Fred et Pongo, Mulliner et ses neveux, Piccadilly Jim, le doyen du Club de golf... Ils sont nombreux les autres héros sur lesquels vous vous jetterez avidement lorsque la dose de Jeeves et de Blandings sera terminée, et tous enrichissent à leur manière ce panthéon idéal, toujours merveilleusement écrit, et qui participe plus que de raison à rendre notre monde un tout petit peu meilleur.
Torpenn

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