Ce chant sur « l’inquiétude d’être au monde » en appelle à notre « SensCritique ». Faisons-lui cet honneur d'une analyse double-face.

Le côté lumineux :
Le côté lumineux est du côté de la poésie : rythme de l’esprit devenu musique, réflexion, diffraction des mots, du mot inquiétude. Mot-monde, mot-serpent.
L’inquiétude se diffracte : de l’angoisse existentielle d’être jeté au monde, incompréhensiblement, le spectre s’ouvre et l’on retrouve l’inquiétude extrême d’être jeté au monde dans les restes du cauchemar éveillé du 20e siècle.
Inquiétude stagnante, brouillard qui envahit le monde : tel est le constat. Et le 20e siècle, et les tueries, les conflits, ne sont que des résurgences de cette impossibilité à accepter l’inquiétude, l’ouverture, le décentrement, l’exil, l’impossibilité d’une « consolation » comme rêvait Stig Dagerman :
« Il n’y a pas de remède à notre inquiétude. Ne cherchons pas dans le monde la parole, le mot, la figure de la consolation. Essayons de nous tenir, dans l’inquiétude, sans nous soumettre. Ne déléguons plus nos vies aux consolateurs. »
L’inquiétude de ne rien reconnaître, vertige des ruines de la pensée, vertige de l’inquiétude contemporaine.
Oui, l’incertitude prend ici les mues serpentines d’une inquiétude nouvelle : nous sommes comme orphelins du monde.
Non. Nous devons accepter d’être cosmopolitiques, ouverts sur le décentrement. Nous devons accepter d’être inquiets. Cela est la matrice. Orphelin du monde, inquiets, toujours, entre la tentation de l’exil, ici incarné par l’appel à Césaire, totem poétique :
« Comme il y a des hommes-hyènes, et des hommes-panthères, je serais un homme-juif, un homme-cafre, un homme-hindou-de-Calcutta, un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas… »

Le côté obscur :
La poésie a une force de suggestion, mais porte en elle une force d’assertion dangereuse. Ici la dimension intellectuelle manque des « racines » que fustige l’auteur. Certes, difficile de reprocher à un poème de ne pas être un essai. Mais tout de même.
On a presque envie de renvoyer l’auteur à sa critique du manifeste pour une « littérature-monde » dans « Visiter le Flurkistan… » Car combien de naïvetés sont égrenées dans ce texte, au motif de la pensée poétique !
La poésie et l’inquiétude du monde sont une musique de l’esprit qui a des charmes de sirène. Elle charme au point de faire taire les soubassements idéologiques douteux qui la supporte. Elle qui berce tant la réaction que la révolution, l’impénitence que l’impermanence.

Je ne comprends pas comment on peut écrire que l’inquiétude au monde, le désordre ou la démesure soient caractéristiques de notre temps, tandis qu’auparavant régnait un certain ordre, une certaine mesure, une certaine quiétude. Comment peut-on manquer à ce point de nuance ? Oublier carrément toute la réflexion produite par la tradition philosophique. Ce genre d’opposition binaire peut-elle faire autre chose que sourire, surtout quand elle demeure au seul stade de l’assertion poétique ?
Je ne comprends pas non plus comment on peut faire dater l’inquiétude moderne de la phrase de Pascal sur « les espaces infinis » en oblitérant la mise en scène chrétienne et pascalienne de la formule. Ni de la démesure sans penser aux Grecs, voire à « L’homme révolté » de Camus. Du cosmopolitisme sans Kant, Derrida, sans le nomandisme à la Deleuze. De « simulation » (pour Utoya et Colombine) sans passer par la case Baudrillard.
Je ne reproche pas de ne pas en traiter comme un "scholar", mais de ne pas ignorer ces réflexions qui ajoutent infiniment de nuances. L'oubli des "racines" prôné par l'auteur comme décentrement - et l'on sait en effet la teneur barrèsienne, droitière de cette métaphore - semble avoir la funeste conséquence l'oubli des "racines" des penseurs européens. Comment peut-on en appeler à une prise de conscience sans prendre en compte ces grands rhizomes de la pensée européenne ?
Peut-être est-ce trop ambitieux.

N'empêche. Comment peut-on verser dans ce travers littéraire d’écrire :
« Ce fut le 20e siècle !
La flèche inversée de la science et de la technique devenue l’une et l’autre complice de la destruction »
Voilà un accusation banale. Banale haine de la science qui ne prend pas la peine de penser l’histoire des sciences et là encore toutes les variations de D.Lecourt à I.Stengers.
Voilà qui est pour le coup véritablement caractéristique de notre temps… Cela me chagrine quand il s’agit d’un auteur qui enjoint à la culture de jouer un rôle, mais qui, finalement, lui-même répète ce conflit des « deux cultures » dont parlait Charles Snow et s’éloigne de la culture de « l’humanisme ».

En somme : comment ne pas voir, in fine, dans le traitement de l’inquiétude de Toledo voir le même travers qu’il dénonce dans son poème : la nostalgie. Il dit refuser les idéologies de la « consolation » et de la « refondation », qu’il rattache à tort au « romantisme, mais au final il ne produit qu’un mouvement d’illusion lyrique reconduisant à cette distinction passé (antérieur à la 1ere guerre mondiale, disons) / présent qui justifie précisément cette nostalgie et cette refondation. Or il ne peut avoir de refondation et de consolation car il n’y a rien à quoi revenir : cette condition faite d’inquiétude et de démesure sont la nôtre, de notre passé le plus lointain à notre avenir le plus éloigné. Il aurait fallu y insister.

PS : On appréciera cependant l'humour et la nuance. Ainsi dans la déconstruction de "Mind the gap" du métro anglo-saxon, reconverti en appel à penser le gouffre des langues, la fissure, la différance où se joue l'esprit aurais-je envie de rajouter - d'où le titre de cette chronique.
JohnDoeDoeDoe
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Carnet de lecture 2013

Créée

le 15 août 2013

Modifiée

le 16 août 2013

Critique lue 685 fois

8 j'aime

2 commentaires

JohnDoeDoeDoe

Écrit par

Critique lue 685 fois

8
2

Du même critique

L'Obsolescence de l'homme
JohnDoeDoeDoe
8

Un livre revenant de 1956

L'encyclopédie des nuisances a republié ce livre de 1956, jamais publié en français. "L'encyclopédie des nuisances" a bien choisi un texte qui lui correspondait car pour sûr le texte se veut...

le 8 déc. 2013

34 j'aime

Poèmes saturniens
JohnDoeDoeDoe
8

Le Parnasse effondré

Verlaine, 22 ans, bombe le front immense d’orgueil et de folie pour de se hausser à la hauteur de Baudelaire. Il sera poète, et il sait déjà toutes les beautés à venir de sa poésie : les mètres...

le 2 avr. 2013

31 j'aime

4