Pawang' Kri est un vieil homme qui vit sur la rive du fleuve Usar, en face du kampung (= village) Tok Wali, où sévit l'imam Lebai Amrah, son ennemi personnel, qui l'a fait chasser de la ville 25 ans plus tôt. Il vit seul avec sa fille, la jolie Azizah, et ses objets électriques. Il avait une femme, dont les pieds ont été dévorés par un crocodile.


Deux jeunes hommes abordent en sampan. Ils viennent de la ville. Il y a Salleh, un professeur de lettres européanisé, qui aime jeté Sartre ou Beckett au détour d'une réflexion. Et il y a Muslim, un Malais employé de banque et bon musulman, qui veut prouver que les Malais aussi sont travailleurs. En réalité, Muslim fuit sa banque, où on le soupçonne à tort d'avoir participé à une escroquerie à destination de Hong Kong. Et Salleh vient car il ne sait que faire de sa vie. Tous deux proposent au vieux de les aider à chasser ce fameux crocodile de 4 m de long qui aurait dévoré 2 enfants peu de temps auparavant. Le vieux, qui dans sa jeunesse plongeait au milieu des crocodiles en s'aidant d'amulettes chamaniques qui le font traiter d'infidèle, accepte.


S'engage alors une chasse qui les pousse à remonter vers l'amont. Ils accrochent finalement le crocodile à un triple hameçon accroché sur un coq. Mais l'animal ne se fatigue pas. Le vieux, bien qu'il ne l'ait plus fait depuis des années, plonge à la suite de la corde, après une dernière incantation. Mais il ne remonte pas. La lutte au bout de la corde s'arrête. Les deux citadins, fascinés, amarrent leurs sampans et tirent la corde. Ils remontent le crocodile, qu'ils achèvent, avec entre ses crocs le corps de Pawang'Kri.


Ils ramènent le corps au village. L'imam accepte l'enterrement. Le devenir d'Azizah est incertain (mariage avec un jeune homme du village ?). Salleh et Muslim repartent en jeep. Muslim s'arme de patience et espère que sa réputation finira par être lavée.


On pense bien sûr, dans ce duel d'un vieil homme avec une force naturelle aquatique, au Vieil homme et la mer d'Hemingway, cité explicitement par Salleh. Mais ce livre porte énormément d'éléments pour s'imprégner de la culture malaise.


C'est une tarte à la crême, quand on parle du Japon, de dire qu'il fait le grand écart entre tradition et modernité. Mais la tradition, au Japon, n'est plus que de l'ordre du culturel, et non du social.


En Malaisie, au contraire, la communauté villageoise, dans ce qu'elle a pour nos yeux occidentaux de plus arriéré, est encore vivante. Une communauté avec ses notables. Avec ses haines puériles, quasi des haines d'enfants. Avec des rapports de force politiques à petite échelle, ou chaque individu compte, dans ce qu'il va défendre, et incarner plus ou moins rigoureusement. Où demeure, au quotidien, un sens des éléments primordiaux tellement présent qu'il imprègne les êtres sans qu'ils y pensent.


Bref, un espace où chacun se révèle, en se projetant face à l'adversité, en faisant des choix. Même le rythme des dialogues, qui peuvent sembler banaux et empreints d'un pragmatisme terre-à-terre, voire vide, s'imprègne de cette ambiance de village perdu, où se joue l'identité malaise.


Ce livre montre bien ces éléments, et bien d'autres choses, comme la ville aseptisée, les superstitions ancestrales contre l'islam de village. Le personnage de Salleh est un peu l'avocat du diable, la tentation du socialisme, voire de l'anarchisme.


C'est à la fois une histoire simple et belle et riche. Il y a un fort beau sens de la nature, et des notations psychologiques qui nous déroutent, car elles sont fort précises, alors que le cadre matériel dans lequel gravitent les personnages est des plus grossiers. C'est je pense une des spécificités de la littérature malaise.


Bref, c'est un livre que je recommande chaudement pour découvrir une culture dont on sent qu'elle est terriblement en demande de reconnaissance, et qui le mérite amplement.

zardoz6704
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le 8 sept. 2015

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