Gisela Kaufmann qui tient magistralement,contre vent et marée depuis 20 ans la librairie Buchladen, lieu parisien consacré à la littérature de langue allemande, constate souvent avec une certaine tristesse que désormais, derrière un certain bavardage médiatique, les français ne s'intéressent plus vraiment à cette littérature. Que si citer Kafka pouvait encore être très décoratif dans une conversation, la plupart de ses livres dormaient sur les rayons sans jamais être lus. Que si parler de Musil et de son Homme sans qualités était encore très valorisant dans les milieux dits intellectuels, elle était fort bien placée pour savoir qu'au cours de ces vingts années passées, elle n'avait vendu qu'une dizaine d'exemplaires de cette seconde partie. Que faut-il en conclure ? Cet ouvrage, universellement reconnu comme l'un des plus importants du Vingtième siècle, n'est donc pratiquement jamais mené à son terme par ceux-là même qui en font parure ! Je ne doute nullement qu'en ce lieu d'exception que constitue SensCritique, il en soit tout autrement mais à tout hasard, j'insisterais toutefois sur l'extraordinaire intérêt du contenu de ce second tome, sans lequel la saisie effective de la signification de l’œuvre serait certainement manquée.
Quelques extraits, choisis presque au hasard, pour stimuler les appétits défaillants et les attentions inconstantes:
"Tu m'as demandé ce que je crois. Je crois que mêmes si l'on me donnait les meilleures raisons du monde pour me prouver qu'une chose est bonne ou belle, cela me serait indifférent , et que je n'accepterais pour me diriger qu'un seul et unique critère : si la proximité de cette chose m'accroît ou me diminue. Si elle m'éveille ou non à la vie. "
"Je pense que nous n'avons rien de précis à exiger les uns des autres, je veux dire nous tous; en fait nous n'avons pas à attendre des actes les uns des autres, mais à créer d'abord leurs prémisses ... "
"Jamais la ville où ils vivaient ne leur avait paru à la fois si belle et si étrangère. (...) Le bruit ruisselait dans l'air raréfié par la chaleur comme un fleuve qui eût atteint la hauteur des toits. Toutes choses sonnaient, sentaient, paraissaient d'une manière unique et inoubliable, comme proclamant l'idée qu'elles se faisaient d'elles-mêmes dans leur instantanéité; et le frère et la sœur n'acceptaient pas sans plaisir cette invite du monde extérieur. "
"Ainsi leur devint évidente la nature ambigüe de la vie qui alourdit toute grande aspiration d'une aspiration plus vulgaire. A tout progrès elle lie une régression et à toute force une faiblesse; elle ne donne à personne un droit qu'elle n'ait enlevé à un autre, elle n'ordonne aucun chaos sans créer de nouveaux désordres, et elle semble ne provoquer le sublime que pour décorer la platitude ..."
Rarement un livre, au détour de ses pages nombreuses, n'aura autant donné à sa lecture, le sentiment répété et réconfortant de se pénétrer davantage de l'intelligence des choses et donc finalement de "s'améliorer".
steka
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Créée

le 4 mars 2014

Modifiée

le 9 avr. 2014

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steka

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