Littérature
Je suis sociologiquement prédisposé à aimer Desproges : mes parents écoutent France Inter. Par ailleurs, j'aime lire, j'ai remarqué au bout d'une douzaine d'années que quelque chose ne tournait pas...
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le 6 août 2013
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J’ai déjà évoqué, à propos d’une Anthologie du surréalisme belge, en quoi celui-ci m’avait l’air plus riche que le surréalisme français – ou… bretonnant ? Il me semble que cette Conférence de Charleroi n’infirme pas cette intuition. Prononcé en 1929 et, si j’en crois un article sur le sujet, en ouverture d’un concert d’André Souris, le texte porte sur la musique. « Comme il n’est rien dans l’esprit qui ne tende à l’action, qui n’y mène, ou qui n’en soit le germe ou l’ébauche, les sentiments suscités par la musique ne sauraient se suffire à eux-mêmes » (p. 32) : on retrouve bien, du reste, la dialectique de la théorie et de la pratique, de la réflexion et de l’action, qui semble un passage incontournable de toute discussion menée par les surréalistes sur le surréalisme – ailleurs : « l’esprit, sous quelque modalité qu’il nous sollicite, tend invariablement à s’épanouir en actes qui le justifient » (p. 65).
J’ai dit que le propos portait sur la musique, non qu’il s’y limitait : la citation qui figure sur le premier plat du livre – dans l’originale de 1946 comme dans la réédition de 2020 – suffit pour s’en convaincre. Autrement dit, « la musique soulève de graves problèmes » (p. 9), au premier rang desquels ce que l’auteur appelle ici l’esprit, ailleurs la pensée : « Le moi présente cette propriété étrange d’être, à la fois, hermétique et poreux. / Certes, l’on a quelque pudeur à parler de l’esprit depuis que chacun s’en réclame. / Et pourtant, l’événement capital sous le signe duquel nous vivons à cette heure, me paraît être le bouleversement radical d’une certaine notion de l’esprit humain, – notion tellement ancrée en nous par l’habitude, qu’elle semblait véritablement faire corps avec nous-mêmes et se substituer insidieusement à ce qu’elle prétendait représenter » (p. 58).
Nougé me semble ainsi sous-entendre que le langage est déjà une pensée. En tout cas, en tant qu’écrivain, et se plaçant dans la tradition mallarméenne (1), il réfute l’idée d’un langage qui ne serait qu’un biais de transmission : « Nous parlons, nous écrivons, sans doute, – nous nous faisons comprendre. / […] Mais le langage, dont nous tirons ainsi un parti grossier, n’en reste pas moins tout autre chose qu’un signe de la pensée. / Et l’on en vient alors à se demander, à la faveur de quelle méprise encore plus grossière, l’on a pu tenir pour tels les sons organisés en musique. » (p. 44). Réfléchir à cela est peut-être la moindre des choses pour un écrivain, mais il fallait que ce fût précisé.
À l’image de cette idée, les propos développés dans cette Conférence de Charleroi ne sont certes pas tous d’une grande originalité. Dire que « l’esprit n’est pas cette petite scène bien éclairée et délimitée où des sentiments, des idées et des volontés sans mystère viennent jouer leur rôle sans surprises et sans pénombres », qu’« il importe de renoncer définitivement à cette grossière représentation spatiale, comme nous avons renoncé tantôt à la notion de spectateur » (p. 63-64), c’est passer sur des chemins que d’autres avant-gardes artistiques avaient empruntés au moins depuis les années 1880.
Là où on attendait moins un surréaliste, c’est quand il s’appuie sur… Bossuet et Boileau ! Certes, c’est pour discuter le « “Tout peut se dire” » du second (p. 43). Mais c’est pour reprendre à son compte l’idée du premier selon laquelle « un spectateur du dehors est au-dedans un acteur secret » (p. 25). Certes en la recontextualisant – penser à ce qu’un apologiste du catholicisme peut bien vouloir désigner par « spectateur du dehors »… –, mais enfin je ne m’attendais pas à ce que l’influence jésuite s’étendît jusque là !
Cette façon qu’a Paul Nougé d’appuyer un travail d’avant-garde – en tout cas revendiqué comme tel – sur une culture éminemment classique m’a par moments semblé préfigurer le situationnisme. Car la forme sous laquelle se présente le texte m’a fait penser, toutes proportions gardées, à la Société du spectacle : une utilisation (quasi ?) exclusive du présent de l’indicatif dont on ne sait pas toujours s’il est descriptif ou prescriptif, et de brefs paragraphes, quelquefois regroupés, qui procèdent moins par approfondissement structuré que par juxtaposition. C’est au lecteur de rétablir des liens non seulement avec ce qui précède directement, mais aussi entre des passages parfois très éloignés.
J’imagine volontiers qu’en écoutant cette conférence au lieu d’en lire le texte, je n’y aurais rien compris.
(1) On pense à ces « mots de la tribu » dont tout étudiant en lettres doit avoir entendu parler. Il y a aussi ce passage : « Je pourrais sans crainte faire dire à certains musiciens : “La musique ne se fait pas avec des idées, ni avec des sentiments : la musique se fait avec des sons.” » (p. 47), qui se réfère à l’anecdote, peut-être imaginaire, de l’échange entre Degas et Mallarmé rapporté par Valéry (« – Ce ne sont pas les idées qui me manquent… […] – Mais Degas, ce n’est pas avec des idées que l’on fait des vers… C’est avec des mots. » )
Créée
le 22 mars 2020
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