Entre nouvelle polyphonique et poésie en prose, la Croisade des enfants prend pour cadre l’une de ces croisades populaires qui se déroulèrent de la fin du XIe au début du XIVe siècle. Historiquement, on ne sait pas grand-chose de celle-ci, survenue en 1212, et l’ambition de l’érudit que fut Marcel Schwob n’est pourtant pas ici d’apporter des éléments de connaissance.
Avec sa dizaine de narrateurs, le « Goliard », le « lépreux », le « pape Innocent III », « trois petits enfants », « François Longuejoue, clerc », le « Kalandar », « la petite Allys » et le « pape Grégoire IX », ce récit se place dans la lignée des romans épistolaires, ou du Diderot de Jacques le fataliste. Mais plus encore, il préfigure ce que fera Faulkner dans Tandis que j’agonise, quoique de façon moins complexe, et à l’échelle d’une quarantaine de pages : son intérêt n’est ni seulement dans l’histoire qu’il raconte, ni seulement dans le jeu qu’implique sa polyphonie.
Il y a les deux aspects chez Schwob, mais aucun ne l’emporte sur l’autre, et aucun n’est poussé à fond. Évidemment, une partie de l’intérêt du texte réside dans les zones d’ombre de son intrigue ; mais il ne se lit pas non plus comme un récit policier. Et évidemment, le style du lépreux, par exemple, est différent de celui du clerc ; mais c’est aussi que les différents narrateurs n’ont pas toujours la même chose à dire… bien qu’ils racontent parfois la même chose ! (Un de ces jours, j’essaierai d’établir, à mon propre usage, une distinction aboutie entre dire et raconter dans une fiction.)
C’est que, si Schwob est ici conteur, il fut ailleurs traducteur (Shakespeare, De Quincey, Wilde...) : adopter différents styles tout en laissant une discrète empreinte sur les discours d’autrui n’est pas une gageure pour lui. Il fut encore érudit, fin connaisseur, notamment, de ce Moyen Âge tel que d’autres auteurs contemporains, décadents ou fin-de-siècle, aimaient à se l’imaginer – voir ses travaux sur Villon –, et peut-être précurseur d’une historiographie qui au XXe siècle sera novatrice, s’intéressant aux vies d’anonymes et à la culture populaire. On retrouve tous ces visages dans la Croisade des enfants.
De fait, tout comme on peut bâtir des passerelles entre les différents chapitres – les croix tressées, des narrateurs qu’on rencontre ailleurs comme personnages… –, on y retrouve des thèmes récurrents de l’œuvre de Schwob – enfance, lèpre, rédemption, silence… Si bien que ce qui donne à la Croisade des enfants sa pleine unité, c’est la couleur blanche – couleur de l’enfance, de la lèpre, de la rédemption, du silence… –, présente à chaque chapitre, rehaussée çà et là de quelques touches de rouge, et qui teinte le récit de la même irréductible étrangeté que le Gordon Pym de Poe.

Alcofribas
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le 25 avr. 2017

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