Non, ne rentre pas sans rage dans cette bonne nuit

Rarement un livre m'a autant énervé.

Roth tient un sujet superbe ; élégiaque et contemplatif, il est digne de Musil ou de Proust.

Mais voilà : Roth n'est pas Musil, et il n'est pas Proust.

Pour évoquer près de quarante ans de l'histoire autrichienne, le moins qu'on puisse dire est qu'il ne s'embarasse pas du détail. Ce galop mélancolique soulève des ombres entières d'un revers de plume, mais souffre d'un gommage excessif. Trotta a beau prétendre qu'il écrit pour se connaître (p.119) et honorer Dieu, le mémoraliste tourne assez vite au pisse-vinaigre larmoyant. Bien trop conscient, désabusé, avant que d'écrire il a déjà fait le tour de sa propre tristesse. Il commente longuement son propre statut d'exilé dans son propre pays, après la fin de l'Empire, l'émergence de la bourgeoisie de l'argent, la déstructuration des moeurs autrichiennes, et, last but not least, le nazisme.

La guerre, le Bildungsrman, le fascisme, l'amour, le mariage : autant de dynamites narratives que Roth désamorce en les dédramatisant avant même de les écrire, en les réduisant à rien. La guerre est évacuée en deux pages, la Sibérie aussi. Départ de sa femme, fin de l'Empire, mort des êtres chers : nuages, poussières, vents. Au fond, ce personnage n'a jamais voulu vivre, et Roth non plus ; il n'est jamais sorti de la crypte des capucins où dorment ses Empereurs bien-aimés. Le vent s'est levé, et il a oublié de vivre.

Roth sait écrire ; peut-être trop, justement. N'ayant pas su comme Proust, Musil, Kafka, désécrire, il s'acharne sur une forme passée : les fausses mémoires, le genre Moll Flanders ou Barry Lyndon. Mais sans le crime, l'air canaille, l'immoralité qui font le sel des antihéros britanniques, La Crypte des capucins est plutôt le récit d'un anémié, voire d'un an-héros. On eût aimé en savoir plus - ou s'ouvrir au corps, aux émotions négatives, au négatif de l'Histoire.

Cette élégance de plume, cette écriture limpide d'un moi comme de l'eau, vire rapidement à la psychologie facile. Les personnages de Roth, à l'inverse de Stendhal, ne se perdent pas ; ils se savent et s'expliquent, se déplorent...

Un soupçon, néanmoins. Cette agueusie n'est-elle pas le drame de Roth lui-même, qui s'est acharné à ce rêve impossible d'une monarchie impériale finissante, délicate et incapable d'épouser l'époque des masses ? Et, faute d'y répondre, n'a pu que constater l'émergence de la Bête, entrevue à peine dans le livre sous la forme d'un casque allemand annonçant la conquête du gouvernement populaire ?

Bizarrement, deux choses émeuvent dans ce livre, car ils ne sont pas de son propos : la mère, vieille Autrichienne qui s'ouvre à l'amour et à la pitié - bien plus sympathique que son sans-nerf de fils ; et cette histoire d'amour conjugal, bizarre, empêchée, taquinant le lesbianisme (souvenirs d'Albertine), qui tient du récit absurde traversé de fugaces éclaircies.

Las. Ce sont des traits de plume comme des coups d'épée dans la Vienne.

La bataille autrichienne est perdue ; le lecteur se noie dans un bassin d'eau claire.

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il y a 5 jours

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Ernest Lefoulon

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