Je ne suis pas un grand fana des œuvres sur les serial killers, d'autant plus lorsqu'elles concernent des événements et personnages réels. On tombe vite dans le voyeurisme pervers et l'ultra-glauque, sans compter qu'il n'y a rien qui ressemble plus à un serial killer, mis à part son mode opératoire...qu'un autre serial killer, promesse d'histoires la plupart du temps totalement stéréotypées et redondantes (il y a toujours des exceptions bien entendu, et vous me direz que ce jugement radical pourrait être adressé à de nombreuses autres œuvres dans tous les genres possibles et imaginables...).


Ma curiosité fut pourtant attirée par ce relativement court essai portant sur un tueur (H. H. Holmes) dont j'avais entendu parler il y a peu dans un épisode sur Chicago de ce superbe podcast (en anglais) qu'est "Lore"; tueur ayant réellement hanté les rues de cette métropole dans la 2e moitié du XIXe siècle et qui avait pour particularité d'avoir fait édifier au cœur de Chicago une gigantesque bâtisse ("Le château") dont l'architecture et l'agencement (au top de la technologie domestique de l'époque) étaient pensés spécifiquement pour commettre des meurtres (!), ce qu'il ne s'est pas privé de faire (une trentaine de victimes recensées, mais cela pourrait être plus...). Il finit pendu en 1896.


Pour ceux qui voudrait surtout en apprendre sur ce tueur et le détail de ses meurtres, je dois tout de suite avertir que ce livre se révélera décevant : les explications de l'auteure sur ce point sont assez laborieuses et embrouillées, laissant parfois le lecteur assez interrogatif sur le déroulé précis des événements (les séries de meurtres et l'enquête ayant finalement débouché sur la chute du criminel). Il faudra sans doute recourir à d'autres sources plus claires pour cela.


Non, en fait, l'ouvrage se révèle surtout intéressant pour ce que l'auteure a à nous dire autour de ce tueur et sur son contexte, soit l'avènement de la société industrielle taylorisée et ses non-dits. Allant à l'encontre d'une vision parfois un peu angélique du progrès industriel et de certains de ses héros (l'auteure se focalise avant tout sur l'histoire du "design"), elle nous présente ainsi H. H. Holmes comme un "produit" logique de son temps. Ainsi, Chicago est à l'époque l'épicentre de la production de viande et de toutes les innovations visant à industrialiser l'abattage et l'exploitation des animaux (bovins, cochons, etc.). Débouchant sur une conception totalement fonctionnaliste et a-sentimentale du vivant que nous connaissons encore aujourd'hui, ces "avancées" dans l'automatisation ont ensuite inspiré le fordo-taylorisme et ses fameuses "chaînes de production" brillamment dénoncées plus tard dans les années 1930 par Chaplin avec ses Temps modernes. C'est aussi l'époque d'une convergence entre l'environnement industriel et l'environnement domestique, celui-ci important de nombreuses avancées techniques (gaz et électricité, ascenseurs / monte-plats, etc.) qui seront utilisés par Holmes. Chicago est également, à cette époque, au cœur d'un véritable boom architectural suite à un grand incendie vers 1870 qui avait rasé une bonne partie de la vieille ville en bois, et accueille l'exposition universelle en 1893.


Si Holmes est de toute évidence un pervers sadique de premier ordre, il est aussi le roi de l'arnaque, montant de multiples combines, parfois assez complexes, pour assurer son train de vie ; Holmes gagne sa vie en trompant et en assassinant son prochain, et est bien en cela une incarnation du capitalisme sans conscience qui se développe à cette période, avant les avancées sociales de l'après-crise de 29. Dans ce monde pour le moins dérégulé, on hallucine (il n'y a pas d'autres mots) de voir à quel point Holmes a pu échapper aussi longtemps à tout soupçon malgré l'accumulation impressionnante de méfaits...En insistant sur la problématique actuelle de la condition animale, l'auteure nous rappelle avec raison que, encore aujourd'hui, nous n'avons pas fini de régler nos comptes avec cette civilisation industrielle que nous a légué ce XIXe siècle.


C'est donc en traitant Holmes comme un "fait social total", révélateur (tragique) de son époque que l'auteure parvient à des développements intéressants sur les effets que la technique et le design ont eu sur nos sociétés et nos rapports sociaux. Et elle fait in fine bien logiquement une connexion entre les agissements de Holmes et la "brutalisation" des sociétés industrielles de cette époque, qui débouchera sur les boucheries inhumaines des 2 guerres mondiales (et toutes les guerres qui ont suivi...). Difficile effectivement de ne pas faire un parallèle mortifère entre la passion d'Holmes pour le gaz et les fours crématoires et la Shoah, avec ce même mépris pour la vie et l'automatisation des modes de massacre (à ceci près que Holmes semble conserver un attachement individuel et pervers à certaines de ses victimes, souvent des femmes, dont plusieurs anciennes maîtresses ; et oui, pour compléter le portrait déjà chargé, l'homme a aussi un côté barbe-bleue!)


J'ai découvert au passage quelques références potentiellement intéressantes:
- "A problem of design: how to kill people" de Georges Nelson, un programme de 20 minutes diffusé en 1960 par CBS sur le rôle des designers dans l'élaboration des armes...(tout un programme);
- "Eloge du crime" de Karl Marx (1862), texte sarcastique où le célèbre penseur fait l'apologie des criminels comme "des travailleurs comme les autres dans la société capitaliste" (!); ça vend du rêve!
- l’œuvre de Sigfried Giedion, auteur abondamment cité par Alexandra Midal et qui a apparamment développé une pensée critique de l'histoire de l'architecture et du design.


L'ouvrage se conclut par une annexe reprenant la confession de Holmes, avant d'être pendu, en prison, publiée dans les journaux de l'époque. Monument de cynisme (Holmes félicite longuement les enquêteurs qui l'ont fait arrêter, et sa contrition est tellement appuyée qu'elle en sonne archi-faux) et de perversité (le meurtrier prend clairement un plaisir fou à relater ses meurtres et à se décrire comme une abomination de la nature), le texte vaut clairement le coup d'oeil. On s'étonne même que l'auteure n'ait pas davantage insisté sur cette autre dimension du personnage qu'est sa jouissance à être exposé et à raconter ses crimes, comme s'il était bien conscient que ses méfaits hors-norme lui ouvrait les portes d'une célébrité de longue date; et d'ailleurs, le livre en lui-même, plus de 100 ans après les faits, n'en est-il pas la définitive preuve? A l'heure où la médiatisation, notre dérive moderne à nous, prend des tournures inquiétantes, aidée par les NTIC, il ne faudrait pas négliger cet attrait délétère de cette "célébrité par le mal", qui aujourd'hui génère du clic comme jadis cela faisait vendre du papier. Ce livre, en une mise en abîme, devient lui-même le symbole d'une dérive aussi contemporaine qu'ancienne par ses racines qui remontent également au XVIII-XIXe siècle (même s'il s'agit ici de sa facette la plus "intellectuelle"...on est loin de "faites entrer l'accusé"!). A la lecture, je me suis tout de même surpris à penser qu'un tel ouvrage sur un serial killer plus moderne (sur des faits beaucoup moins anciens) pourrait mettre bien davantage mal à l'aise que les développements ici présentés qui peuvent être renvoyés à un "autre temps" aussi lointain que rassurant. On imagine ce que pourrait donner un tel ouvrage appliqué par exemple à Charles Manson, ou qui sais-je encore.


Bref, un essai stimulant, qui vaut surtout pour l'ensemble des thèses et hypothèses globales, sociétales, qu'elle fait converger autour de ce personnage hors-normes de Holmes, plus que pour son portrait (assez brouillon) des méfaits de son personnage central.

Tibulle85
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le 22 juin 2019

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