Dans cette critique je vous propose un autre dossier que j'ai eu à faire pour la fac, cette fois-ci l'exercice consistait à prendre un livre quelconque, de notre choix, tant qu'il traitait de musique évidemment, mais sans plus de restriction (quelqu'un a choisit « please kill me » par exemple), à en produire dans un premier temps un résumé, dans un second temps une petite critique. Dans toute ma fainéantise je me suis proposé de vous poser cet exercice, presque mot pour mot. Vous y trouverez donc un résumé puis une critique, je vous laisse bien libre de prendre ce que bon vous semble.


Résumé :

Jankélévitch n'est pas un musicologue, non plus qu'un philosophe, ou un écrivain. C'est un personnage très surprenant qui possède ces trois spécialités à un niveau incroyable, pour un peu dirions nous « ineffable ». Ainsi lorsqu'il parle de musique, ou de philosophie, il écrit, il compose, de telle sorte qu'il devient extrêmement délicat de séparer ce qui tient purement de la littérature de ce qui tient de la philosophie, et ce qui tient de la philosophie, de ce qui tient de la musicologie, et vice-versa, sous tous rapports.
Il faut cependant garder à l'esprit que l'œuvre reste avant tout (bien que ce soit quelquefois délicat à affirmer) un ouvrage philosophique, qui traite de concepts, qui les développe, selon un plan, avec de grandes idées bien distinctes étayées comme il se doit par des exemples précis venus enrichir l'argumentation. Nous nous retrouvons ainsi plus dans une série de concepts développés que dans une histoire simplement contée, c'est pourquoi l'on se retrouve quelque part dans l'incapacité de produire un résumé linéaire. Dire « qu'il saute du coq à l'âne » serait très excessif, il reste toujours dans son sujet et ne se perd jamais en dehors, mais son sujet est vaste, délicat, subtil, ce qui occasionne entre les différents paragraphes des ruptures, on passe d'une idée à l'autre, sans forcément de lien logique, juste parce qu'une idée a été traitée et qu'il convient de passer à la suivante, qu'elle découle de la première, ou du thème annoncé en introduction. C'est pourquoi j'ai choisi, plutôt qu'un pur résumé, de suivre son exemple et de résumer ses différents concepts, en tentant de les séparer, de les clarifier, de gommer (malheureusement) l'aspect littéraire de Jankélévitch, pour arriver à ce qui se rapprocherait le plus d'un résumé, n'en respectant pourtant pas toutes les règles (le titre des grands chapitres me semblant indispensables par exemple).
Il faut aussi garder en tête qu'il est très délicat de résumer Jankélévitch, de par son caractère profondément littéraire, sa formulation est parfois d'une telle justesse que l'on ne peut faire autrement que céder à la tentation de le citer tout simplement, sans reformuler.


Concernant l'introduction, Jankélévitch nous présente de façon bien concise son étude, présentation déjà entreprise avec le titre, « La Musique et l'Ineffable ». Il parlera donc du caractère ineffable (Dans l'acception de Jankélévitch, l'ineffable est le caractère presque indicible de quelque chose. Il l'associe aux choses les plus importantes tel que l'Amour, Dieu, la Poésie, la Musique... créant ainsi une esthétique et une métaphysique de l'ineffable). Paradoxe en soi, qui part du paradoxe de l'essence même de la musique : la dualité de son caractère sensible, dualité qui est la base de tout les problèmes énoncés. Ainsi dit l'auteur : « Il y a dans la musique une double complication, génératrice de problèmes métaphysiques et de problèmes moraux ». Et cette double complication naît en fait de son caractère à la fois expressif et inexpressif, sérieux et frivole, profond et superficiel. Il annonce de cette manière la plupart des chapitres et idées qui seront développées plus tard.


Dans un premier chapitre, intitulé sobrement « l'éthique et la métaphysique de la musique », l'auteur explique que la musique agit sur l'homme ; l'enchantement produit est perçu soit comme tromperie (car il nous est incompréhensible, indéterminable, ce qui entraîne trois types de réactions : « droit usage, ressentiment passionnel, et refus pur et simple) soit comme « douceur qui adoucit ». Pour étayer cette affirmation il emploie une magnifique métaphore filée, comparant ces deux aspects à d'une part Ulysse et les sirènes (qui le trompent, cherchant à briser son navire), et d'autre part à Orphée et les muses (qui inspirent).
La musique est donc suspecte, mais elle n'est pas purement à renier. Là-dessus Platon va considérer que la musique utilisant trop de fioritures est une musique cherchant à dissimuler, et à tromper. Il préférera donc une musique plus simple, visant à induire en nous la vertu. Platon confère donc une valeur morale à la musique.
Il traite ensuite de la rancune contre la musique, avec les exemples de Tolstoï, qui aime jusqu'à s'en révolter, et celui plus connu de Nietzsche, qui reproche à la musique de faire de l'effet mais de n'être pas fertile, et de permettre aux consciences paresseuses de s'y prélasser sans efforts. Jankélévitch rajoute avec raison que la musique est impropre au dialogue, la pseudo-relation que nous établissons avec elle est à sens unique, car si elle nous « parle », nous ne pouvons rien lui transmettre.
Il clôt son chapitre par une brève étude ontologique (dans le rapport à l'être humain) de la musique. Ainsi, pour qu'elle soit morale, il faudrait y supprimer ce qui fait de l'effet. Seulement vouloir supprimer ce qui permet les émotions, et par là-même le plaisir, est tout autant suspect, mauvais, car c'est un complexe (au même titre que la misogynie, la peur des femmes et la volonté de les supprimer est un complexe, et sont mauvaises par exemple).
Plutôt qu'une fonction éthique, la musique aurait-elle une fonction métaphysique ? Ce qui induit la question de savoir s'il existe une harmonie inaudible, supra-sensible, qui puisse nous faire entre-apercevoir un monde « supérieur ». Dans son ouvrage « Métaphysique de la musique », Schopenhauer a été critiqué, et l'on s'est demandé pourquoi l'ouïe serait le seul sens à pouvoir nous faire atteindre cet « ultra-sensible » ?
Jankélévitch dit que « La musique ne signifie rien, donc elle signifie tout... On peut faire dire aux notes ce que l'on veut »
Pour parler de la valeur de la musique, de sa puissance métaphysique, on doit faire des analogies (exemple du Majeur et du Mineur, des cadences, des tensions...)
La musique n'est pas exempte des limites relatives à la condition humaine (l'ouïe, le cerveau...)


Son second chapitre, « L' « espressivo » inexpressif » , va développer, décortiquer, et finalement justifier la juxtaposition de ces deux mots à priori antinomiques et qui pourtant sont l'essence même de la musique et de son caractère ineffable.
Il attaque en premier lieu le caractère répétitif de la musique, et son prétendu « développement ». Pour ce faire il prend la comparaison que l'on trouve souvent de la progression d'un discours comme parallèle à celle de la musique, et l'attaque en expliquant que ce n'est qu'une façon de parler, car c'est la vision rétrospective du chemin parcouru qui nous permet d'avoir conscience d'un plan. Et contrairement au dialogue, la musique a la faculté d'accorder, de faire entendre ensemble des choses hétérogènes. On ne parlera pas pour autant de dialogue, la musique y étant inapte, car dans le meilleur des cas les voix concertent toujours d'abord pour l'auditoire, et non pas les unes pour les autres.
Concernant les répétitions, si la musique ne dit rien, elle ne peut donc rien redire. Les répétitions ne sont donc pas choquantes. De plus elles peuvent servir un but (écho, notre perception est influencée par l'effet de la répétition, ce qui la rend différente, peut avoir un aspect obsessionnel...).
Si la musique n'est pas un discours, elle est tout de même langage. Langage dont le sens pré-existe à ce langage qui secondairement l'exprime, ce qui pose la question de l'existence d'une musique antérieure à celle exprimée, supra-sensible, ou supra-audible. La musique exprimée serait donc plus une gène, un appauvrissement, qu'un vrai moyen d'expression, et notre ouïe la cause de notre surdité à la « musique des anges ». Ainsi l'expression en musique serait un mirage, elle serait inexpressive.
Chez les romantiques, il y a une recherche de l'expression des passions plus que des idées, recherches mises à mal par deux « clans » : les impressionnistes (Debussy), et ceux qui rechercheront l'inexpression (Ravel, Satie). Les premiers diffèrent notamment par les sujets (nature, histoire, pas les passions humaines, pas de « confessions », le sensible plus que le sentimental), ce à quoi répondront ceux qui recherchent donc l'inexpression. Ils veulent représenter les choses telles qu'elles sont, ce qui se rapproche du réalisme, et est précurseur de la musique concrète. Malgré la volonté de n'exprimer qu'une impression, et d'effacer le caractère humain, l'Homme est toujours présent dans la musique. Car tout vient de notre perception des choses, perception humaine. Et c'est paradoxalement l'impressionniste Debussy qui arrive le mieux à se détacher du caractère humain des choses pour n'exprimer que ce qu'il veut exprimer.
Le Parlando (parlé atonal) est la limite vers laquelle tendrait une musique absolument objective et concrète, voix de Moussorgski. Seulement cette musique qui veut confondre chant et récit, et être inexpressive et objective reste « profondément musicale et intimement émotionnelle ». Ainsi c'est au moment d'atteindre les choses en elle-même que la musique inexpressive redevient expressive.
La volonté d'inexpression et le besoin d'expression sont donc dans un combat duquel résulte violence. La violence en musique peut être à caractère destructrice, ou géniale, ce qui sera le propre de Stravinski, Prokofiev, Bartok, Milhaud... compositeurs chez qui la violence est fondatrice. La brutalité de la mélodie, de l'harmonie, etc, la maltraitance de la musique expressive sera au service de leur musique, de leur expression.
On se rend compte petit à petit que l'inexpression est expressive, ou que l'expression est inexpressive. Jankélévitch distingue différent degrés dans cette volonté d'expression inexpressive : exprimer « rien du tout, le contraire ou autre chose, moins, en gros, après coup ».
Ainsi ne rien exprimer du tout est « la grande coquetterie du XXième siècle ». Apposer un masque d'inexpression à sa musique par l'absence de mouvement, et par là-même rapprocher la musique de la machine, de l'inhumain. En chanson, les artistes vont chercher à ne pas décrire les paroles par la musique, on va chercher l'indifférence dans la relation texte/musique.
Pour exprimer le contraire : le masque de l'inexpression sert à cacher, la musique inexpressive est une feinte qui veut au contraire exprimer par l'opposition (Ravel écrivant « sans expression » au dessus de la phrase la plus pathétique de son gibet...)
Exprimer autre chose est la marque d'une pudeur indirecte (traiter de sujets sérieux avec humour), d'une volonté de dissocier la mélodie suggestive du sentiment suggéré : avoir en tête que la vibration acoustique ne sera jamais un fait psychologique.
Exprimer moins est aussi une marque de pudeur. On exprime moins non pas quantitativement, mais qualitativement, intentionnellement : l'allusion est parfois plus proche du vrai, l'expression contenue a une plus grande capacité expressive. Jankélévitch ici glorifie ce qu'il appelle « L'esprit de litote », car il est régulateur de toute frénésie.
En ce qui concerne « en gros » : il y a un aspect descriptif dans la musique même inexpressive (mais pas narratif), comme quand elle veut faire des peintures de paysages chez les impressionnistes par exemple. Mais la musique est incapable d'exprimer mot à mot, elle se contente de raconter en gros, d'évoquer. Les compositeurs ne vont pas calquer le texte mot à mot, mais vont le suggérer par leur musique.
Et enfin parfois ce que veut exprimer la musique ne prend forme qu'après coup, rétroactivement.
Il faut avoir à l'esprit que la musique exprime l'inexprimable à l'infini, concept que Jankélévitch développe bien. Il faut le voir en fait dans le rapport texte/musique, il est effectivement impossible de deviner la musique à partir d'un texte, ou un texte à partir d'une musique, les possibilités d'expression étant infinies.
Pour parler de la musique on doit employer des oppositions : « inexpression expressive, sérieuse et frivole, allégorique ou tautégorique » (selon Schelling, qui renvoie au même)... Et tout est vrai ou faux, selon qu'on attribue ou non au Mélos la fonction du Logos. Il en découle une seule problématique : « L'idée de profondeur est-elle, oui ou non, applicable à la musique ? »
Réponse : non, car la musique ne pense pas, elle exprime, sans arrière-pensée ; ou oui, car elle trouve sa profondeur ailleurs, dans l'effort qui nous est nécessaire pour comprendre les intentions et la démarche du compositeur.
Jankélévitch pour clore son chapitre glorifie la musique de façon subtile. Il la qualifie enfin clairement d'Ineffable. Par opposition à indicible (positif/négatif), car la musique est faite pour l'inexprimable, qu'elle exprime.

C'est le début du troisième chapitre, intitulé « Le Charme et l'Alibi », qu'il attaque avec ce qu'il appelle « l'opération poétique », par analogie à la poésie donc. Il explique que pour entendre un morceau il y a trois opérateurs actifs : le compositeur, l'interprète, et l'auditeur. La musique est faite pour que l'on en fasse et non pour que l'on en parle, comme le Bien, l'Amour... « Le Dire est un Faire avorté » (sauf en poésie).
C'est l'inconscience de la portée de ses actes/dires qui leur donne leur force. Ainsi le Charme (le pouvoir persuasif de la musique) a pour condition l'innocence.
Il dérive maintenant sur ce qu'il appel « le Mirage Spatial ». Il dénigre toute cette habitude que l'on a de procéder au « visualisme » en musique, dont l'oreille ne s'aperçoit pas dans l'instant, et qui n'a donc pas lieu d'être. Il faut comprendre par « visualisme » toutes ces analogies courantes que l'on fait entre la musique et le monde spatial, par métaphores (jeux de miroirs, formes renversées, etc. La symétrie n'existe pas en musique, le temps est à sens unique).
Vient un sous-chapitre intéressant intitulé « la temporalité et le nocturne ». Il y explique que la musique est fluente, constamment dans le devenir (exemple de la variation), et que ça explique sa prédilection pour la nuit, qui « engloutit et submerge la coexistence statique des choses singulières et oblige la conscience aveugle à progresser à tâtons », l'aspect nocturne qui favorise son caractère changeant, informe, insaisissable. Il termine en opposant la Beauté au Charme, qui a quelque chose d'indéfini, d'intemporel, à l'image de la musique.
Il parle de la « Divine Inconsistance ». La musique créée parfois chez ses auditeurs un état d'exagération passionnelle, une lucidité trompeuse. On est touché, sans savoir pourquoi, et on y réagit (indignation, passion...). La musique est inconsistante, ce qui la rend difficile à cerner. Ainsi on ne pense/dit pas la musique, on pense/dit seulement le vocabulaire descriptif qui lui est associé.
Le Charme est indéfinissable, de même que le musical, la nouveauté, l'impression de nationalité dans la musique d'un compositeur... Le moindre changement détruirait tout l'équilibre. Harmonie et mélodie forment un tout indissociable qui participe au Charme. Pour le qualifier il faut lui « appliquer simultanément [...] deux affirmations contradictoires qui se briseront l'une contre l'autre ». On trouve ainsi des choses en théorie identiques, mais en fait très différentes (Allegretto et Andantino, ré bémol et do dièse, piano sonore et forte avec sourdine...)
Le Charme de la musique conduit-il à la sagesse ? Non, car le Charme est éphémère, il provoque plus l'ivresse, et ne nous rend pas meilleur.
Il clôt son chapitre en faisant la synthèse de ses parties précédentes.

Sans transition autre il attaque un nouveau chapitre, « musique et silence ». Il y explique que l'on a cette vision du silence, omniprésent, sur lequel vient dans un second temps se poser dessus la musique. Le monde des bruits et des sens ne serait donc qu'une parenthèse à ce monde de silence, parenthèse liée à la présence humaine. La musique tranche avec le silence, elle en a besoin, et l'utilise. Il y a donc un silence antécédent et un silence conséquent, et les artistes jouent avec.
Jankélévitch propose cependant de voir l'inverse : « le silence est une cessation du bruit et une solution de continuité ». Tout à l'heure l'homme se réfugiait dans le bruit pour fuir l'angoisse du silence, maintenant l'homme recherche le silence pour respirer entre les bruits.
Si le silence est recherché (ou redouté) c'est qu'il a une fonction, et n'est donc pas néant. De plus il peu avoir différentes fonctions (alors que le néant sera toujours néant), et l'effacement d'un sens est toujours l'avènement d'un autre.
Le silence n'est jamais total. La musique est le silence des autres bruits, du discours, et le silence de la musique est un élément de la musique audible, une atténuation.
Le silence met en valeur le discours, qui est trompeur : le silence est la vérité. « L'apparence sonore est la plus vaine » (« exige d'être constamment entretenue »)
« le silence développe une sorte d'audition seconde, une finesse d'oreille par laquelle l'homme perçoit les plus légers murmures » : « le silence n'est pas un caractère privatif ou négatif du milieu sonore, n'est pas davantage une positivité à l'envers ».



Critique :



Les premières remarques que l'on se doit de faire à propos de cet ouvrage concernent son accessibilité. Délicat, difficile d'accès, c'est un livre qu'il convient de lire, relire, disséquer, etc. On y trouve beaucoup de termes compliqués, donc il y a un besoin d'aller régulièrement chercher des définitions (pour des mots comme « brachylogie », « paralipomènes »...). Il y a aussi un problème de vocabulaire, qui fait appel finalement à la simple vigilance, et à la contextualisation de l'ouvrage. Ainsi lorsqu'il dit « spatial », il ne faut pas comprendre « qui se passe dans l'espace, au sens étoiles etc », mais bien « l'espace physique, géométrique », ou lorsqu'il dit « essentiellement », ce n'est pas synonyme comme nous le dirions de « principalement », mais ça veut bien dire « par essence », « premièrement ». Peu de choses en vérité, mais on s'y laisse quelques fois tromper pour peu que l'on n'ait pas l'habitude de lire ce genre de livres. Il y a aussi un besoin évident de connaissances philosophiques parfois assez poussées, notamment lorsqu'il utilise des concepts entiers résumés en un mot (« Le Vouloir », « le Devenir »...) qui sous-entendent beaucoup et nécessitent eux aussi des recherches afin de bien comprendre sa pensée. Car c'est avant tout un ouvrage philosophique. Un solide bagage culturel sera aussi nécessaire, car il enrichit son discours en multipliant les références à la mythologie gréco-romaine, à l'antique, mais aussi bien sur à la philosophie, et à la musique, domaines dans lesquels il est fin connaisseur. On y trouve aussi assez souvent des termes en grecs, notamment lorsqu'il cite Aristote, Socrate, ou Platon, qui ne sont pas traduits, ce qui pose parfois un évident problème.
Du coup la compréhension du livre est très délicate, et il m'a fallu lire plusieurs fois chaque chapitres, et relire plus de fois encore certains passages. En dégager les idées par écrit était pour la compréhension du texte un bon exercice bien que très long et compliqué. Ce n'est cependant qu'après l'avoir fait que j'ai vraiment cerné toutes les idées que Jankélévitch voulait communiquer.

Du côté des défauts généraux, la répartition de ses chapitres et sous-chapitres pose question. Ils sont en effet étrangement agencés, on a des sous-chapitres de trois pages à peine juxtaposés à d'autres de plus de dix pages par exemple. Ou même les grands chapitres, le premier fait une petite quinzaine de pages, réparti en trois sous-chapitres, le deuxième presque quatre-vingt-dix pages, réparti en pas moins de douze sous-chapitres, le troisième cinquante-cinq pages en neuf sous-chapitres, et enfin l'on a une quatrième partie, mais qui n'est pas nommée « quatrième chapitre », bien qu'elle fasse plus de trente pages. Elle n'est même pas subdivisée en sous-chapitres. Jankélévitch pose un bloc final (« musique et silence ») de trente pages. Toutes ces discontinuités auraient été dans un roman du plus bel effet peut-être, apportant un certain rythme, ici le discours en souffre un peu, et l'on a quelquefois l'impression que certaines idées sont délaissées, moins développées que d'autres, quand certaines paraissent victimes de la surenchère d'exemples musicaux et philosophiques ou de l'opulence de son style littéraire dans lesquels il nous perd un peu parfois.
Ses exemples musicaux sont extrêmement subjectifs, retracent vraiment ses goûts, et à le lire on croirait que personne ne peut penser différemment, ne peut avoir d'autres critères esthétiques que les siens. Or, son si cher esprit de litote m'affecte moins que « l'exhibitionnisme affectif et l'incontinence musicale » (il parle de certains romantiques en ces termes) par exemple, et quoi qu'il en dise Liszt m'apparaîtra toujours moins subtil que Berlioz.
De ce fait ses exemples manquent parfois un peu de pertinence du fait de leur ressemblance, Fauré, Debussy, et Liszt ne sont pas les seuls qui auraient pu étayer certains de ses propos (il en cite bien d'autre évidemment, mais un simple coup d'œil à son index des musiciens permet vite de voir ses petits favoris). Pourquoi ne parle-t-il pas des dodécaphonistes et autres explorateurs de l'atonalité, inexpression expressive par essence ? Il convient toutefois de relativiser cette attaque, car il maîtrise si bien le français que ses idées ne manquent jamais de toucher leur but.
Mais ce côté littéraire très poussé est à double tranchant, ainsi souvent il se perd dedans, multipliant les formules et autres fioritures qui ont pour effet de brouiller un peu son discours, et de rendre sa réflexion plus dure à suivre encore.
Peut-être joue-t-il avec, d'ailleurs. Il a une façon totalement unique de nous amener à son point. Il part de quelque chose, développe, étoffe avec des exemples, poursuit son raisonnement comme un véritable parcours, rebondissant çà et là, pour finalement nous amener là où il le désire, à sa conclusion. Et si l'on ne peut être qu'ébahi de cette façon qu'il a de faire, on se pose parfois la question de savoir si l'on est pas victime d'éventuels sophismes ou autres manipulations déguisées.

C'est là tout le problème de l'aspect philosophique dans une œuvre, et celle ci n'y fait pas exception. L'essence même de la philosophie repose sur l'Art de se créer d'inutiles problèmes, de trouver des questions (intitulées pompeusement « problématiques ») auxquelles l'on ne peut répondre, et de disserter dessus des pages et des pages. « Doit-on taire ce qui est insoluble ? », voilà une problématique à philosophes que l'on ne traitera pas ici mais qui représente bien toute l'ambiguïté de cette discipline tant prisée qu'est la philosophie. N'y-a-t-il pas un évident problème de logique à aller réfléchir pour trouver les paradoxes les moins évidents (qui quelquefois ne sont paradoxes que dans la formulation qu'a réussi à trouver le philosophe), afin de pouvoir faire semblant de le résoudre, quand on sait par avance que cette démarche est vouée à l'échec ? N'est-ce pas là sophisme, pour ne pas dire sottise ?
Dans ce cas précis par exemple, Jankélévitch pose à un moment cette question, comme question conclusive de cinq pages de réflexion sur le sujet : « l'idée de profondeur est-elle, oui ou non, applicable à la musique ? » : Il insiste bien sur la recherche d'une réponse générale et positionnée (il précise « oui ou non », le « ou » en italique), pour l'instant d'après nous asséner ce qu'il à l'air de considérer comme une vérité des plus délicates à saisir : Une réponse définitive n'existe pas ! Constat qui relève de la plus pure logique pourtant me semble-t-il, surtout après ce qu'il a développé durant un chapitre presque entier. Sa question a donc par la même quelque chose de rhétorique par l'évidente impossibilité d'y apporter une solution, et n'a donc pas lieu d'être.
Il cherche trop souvent, comme tout philosophe, à tirer des vérités générales, en observant quelques cas particuliers, sottise par essence qu'il ne m'a jamais été donné de comprendre. Logique et bon sens, où êtes-vous ?

Jankélévitch malheureusement ne se dérobe pas à ces aspects intrinsèques à la philosophie, et n'eussent été les immenses qualités qui sont celles de son écriture, et la discipline passionnante qu'est la musicologie, appliquée de plus à la description de l'ineffable, son œuvre n'aurait eu guère d'intérêt à mes yeux. Il y a heureusement d'autres aspects de l'œuvre qui permettent d'oublier un peu la vanité des questionnements sans réponse dont nous sommes continuellement la victime.


On parlait en premier lieu de la difficulté d'accès de ce livre, en expliquant que l'on rencontre souvent des termes qui nécessitent une recherche afin de bien les comprendre : Ceci se pose comme une qualité, la richesse et l'étendue du vocabulaire de Jankélévitch est tout bonnement incroyable, et participe à la fascination qui se dégage de la lecture de cette œuvre. On lui reconnaîtra dans la même veine un réel talent pour choisir les mots justes pour exprimer ses idées, qui jouent sur les mots, les concepts, et explorent les limites avec une rare précision. Il arrive de ce fait à faire passer ses idées avec une force incroyable.
Il parle magnifiquement bien de ce qu'il aime : « Car l'audition du requiem [de Fauré] est un acte autant que son exécution, et cet événement unique, mais renouvelable, ajoute toujours quelque chose d'entièrement nouveau à l'idée qu'on s'en faisait [...], celui qui n'a pas entendu à l'orchestre le Sanctus du Requiem, ses pianissimos surnaturels, le murmure de ses harpes, la sereine et stellaire effusion de ses chœurs, et l'apaisante cantilène de ses archets,et ses feintes modulations, et tout ce je-ne-sais-quoi qui est en sourdine, qui est proprement bergamasque... »
Il a de ce fait réussit l'exploit de me convertir à Fauré, de me faire aduler ce compositeur que je n'aimais que très modérément, par le pouvoir des mots il est arrivé à faire passer ce message, cet amour d'un compositeur et de ses œuvres... Un tour de force qui m'a stupéfait.
Il y a aussi chez lui une magie des titres. Ils apparaissent presque invariablement complètement obscur au premier abord (« l'Espressivo inexpressif », « exprimer l'inexprimable à l'infini », « le Charme ou l'Alibi »...), puis une fois que l'on a lu, relu, décortiqué, et disséqué le chapitre en question, lorsque l'on a bien cerné ce qu'il voulait dire, la lumière se fait sur le titre qui apparaît comme parfaitement choisi, et irremplaçable.
On trouve aussi chez lui des formulations quasi-intemporelles, des remarques si bien agencées qu'elles ont aujourd'hui encore toute leur force et leur véracité, comme par exemple « gageons que la soif d'innovations traduit ici le déclin de l'inspiration », phrase qui m'a marqué par sa formulation à la fois directe, efficace, mais esthétique, bien tournée, et marquante.
Concernant l'idée générale de son œuvre en elle-même, il faut bien noter que parler de l'ineffable, de ce que l'on ne peut pas raconter, est un acte extrêmement délicat. Raconter ce que l'on ne peut qu'au mieux ressentir paraît impossible. Il s'en sort extrêmement bien, sa théorie de la juxtaposition de deux termes antinomiques est sans doute la mieux adaptée par exemple. Et parler de l'ineffable par le biais de la musique... Voila quelque chose qui force le respect et l'admiration.

Jankélévitch livre ici une œuvre majeure dans le domaine de la philosophie appliquée à la musique, mais aussi une œuvre profondément littéraire. Difficile d'accès certes, mais c'est aussi quelque chose qui participe fortement au Charme de cet ouvrage.
Jankélévitch livre ici un ouvrage bien particulier, et les remarques à y faire sont nombreuses. Si d'un côté l'aspect philosophique, la subjectivité parfois trop extrême des exemples musicaux, et l'agencement étrange des chapitres peut parfois rebuter, tout le monde pourra apprécier pleinement les immenses qualités littéraires, la maîtrise du français, et l'amour de la musique que Jankélévitch met en chaque page.
Adobtard
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le 16 janv. 2012

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le 23 sept. 2012

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