Le libéralisme n'est pas ce qui m'inspire le plus, je suis clairement du bord opposé. Mais c'est chouette de lire ce qui est différent de soi et ce livre tombe bien puisqu'il contient justement des idées intéressantes, et des mises en garde sur de mauvaises manières de penser le libéralisme, pour mieux en faire ressortir ses qualités.


Le propos du philosophe politique Friedrich Hayek dans ce livre, est que la société idéale est au moins une société de concurrence, et par conséquent une société dont le coeur n'est régi ni par une planification de l'économie par des chefs politiques (élus ou non), ni par un capitalisme monopolistique. L'un et l'autre sont des sociétés potentiellement totalitaristes, et qui tendent à renforcer leur pouvoir avec le temps. Une société bien ordonnée veille au pouvoir de chacun de prendre des risques en tant qu'entrepreneurs, et sans qu'ils n'aient la possibilité d'accumuler trop de pouvoir, en possédant trop. p207, il écrit : "[...] dans la société de concurrence, [...] sur beaucoup de gens qui courent des risques, très peu réussissent." Il oppose celui qui prend des risques pour avoir un salaire élevé, à celui qui souhaite devenir fonctionnaire pour des besoins économiques sécurisés mais un salaire moindre.
Hayek est conscient de la possibilité que l'Etat ne veille plus à empêcher l'accumulation des possessions, puisqu'il voit ce type d'évènements, dans des descriptions qui d'ailleurs ne paraissent que décrire notre présent (ou notre passé tout proche ! vive les gilets jaunes) lorsqu'il décrit l'Etat britannique intervenant pour défendre les intérêts de grands groupes contre les travailleurs, et que personne ne s'offusque de cela, le peuple ayant été habitué à prendre ce type d'évènements avec cynisme. A ce titre, il considère que c'est précisément la société planificatrice qui nous aurait retiré notre sens moral, en nous dédouanant de devoir juger en tant qu'individu une situation pouvant faire l'objet d'un jugement moral, puisque nous serions incités à nous reposer sur le système juridique qui tranche sur ce qui est moral ou ne l'est pas. p.208, il écrit même "il est évident que les salaires élevés payés par l'industrie de monopole sont un produit de l'exploitation [...]". Tout penseur libéral qu'il soit, il pourrait passer pour un marxiste à notre époque, aux yeux de beaucoup !


Le point le plus intéressant du livre est selon moi ce qu'il qualifie "d'axiome du grand principe libéral" : pour penser une loi juste, il faut qu'on ne puisse pas identifier à quels groupes d'individus spécifiques elle bénéficiera. Ne bénéficiant à personne en particulier, elle bénéficiera à tout le monde. De ce point de vue Hayek serait donc probablement très critique d'organismes comme le MEDEF, le jugeant anti-libéral. Qu'il soit si difficile pour des lanceurs d'alerte de dénoncer des choses dans leurs entreprises, sans avoir ensuite à passer le reste de leur vie à rembourser des dettes immenses, et que les lois soient mêmes renforcées pour les empêcher de parler (les lois sur le secret des affaires), on ne peut pas dire qu'on soit dans une société idéalement libérale.
Hayek propose une image de ce que serait une société basée sur ce principe : une vaste sphère dans laquelle nous évoluons librement. Étant composée de règles générales, elle laisse de nombreuses zones d'ombres sur la manière exacte d'agir. Et ce, par opposition à une société planifiée, régie par quelques individus, ou à une société qu'il appelle "primitive", où les humains n'avaient pas assez conscience de leur individualité pour penser pouvoir agir différemment des autres (je ne sais pas s'il fait là une généralisation, mais passons).


Sur un sujet que notre époque oublie trop souvent je trouve, Hayek dit (p.163) qu'il n'y a pas de système totalitaire si seuls ses dirigeants ont une vision à imposer : il faut qu'elle soit partagée par une grande partie du peuple. Ainsi, pour éviter le totalitarisme, les citoyens doivent pouvoir s'observer eux-mêmes, en tant qu'ils pensent en ayant tous de mêmes nombreux présupposés sur le mode de vie qu'il convient de suivre. Un extrait :



La manière la plus efficace de diriger les efforts de tous vers
l'objectif du plan social, c'est d'amener chacun à croire en cet
objectif. Il ne suffit pas que tout homme soit obligé de travailler à
la réalisation des mêmes buts pour que le système totalitaire
fonctionne bien. Il est essentiel que les gens les adoptent. Il faut
désigner aux gens un but, le leur imposer, mais il faut aussi qu'il
devienne un article de foi, une croyance générale qui fera agir les
individus avec toute la spontanéité désirée. Si l'oppression dans
les pays totalitaires est moins ressentie qu'on ne l'imagine dans
les pays libéraux, c'est que les gouvernements totalitaires
réussissent très bien à faire penser le peuple de la manière
dont il convient. [...] Là le propagandiste habile dispose du
pouvoir de modeler l'esprit, de diriger les idées dans un sens
déterminé, influence à laquelle même les hommes les plus
intelligents et les plus indépendants ne peuvent pas échapper
à la longue.



A ce titre, il remarque aussi la tendance de certains mots vastes à perdre le sens qui permettaient aux humains de penser et d'organiser leur vie. Cette perte de sens est due à la façon dont les intellectuels socialistes les emploient, des mots comme "liberté", "indépendance", "justice", "égalité", "droit". Cela pose la question d'une éducation populaire politique critique contre les abus de langage des classes dominantes, mais il n'en parle pas sous cet aspect. Hayek dit même, sans même chercher à se justifier (p.174) : "Il est probablement exact qu'une grande majorité des hommes n'est pas capable de penser d'une façon indépendante et qu'elle accepte sur un grand nombre de questions des opinions toute faite", ce que je crois totalement faux, jusqu'à preuve du contraire. C'est d'abord une affaire d'éducation.


Le livre a donc des qualités, mais aussi des défauts, je vais les aborder maintenant. Le livre se centre surtout sur la critique du "socialisme", et il entend par ce terme la tendance, très utilisé au Royaume-Uni en 1944 selon lui (le livre parle tellement de son époque que c'est plus un écrit de combat qu'un écrit conceptuel), une société dirigée par un petit groupe d'individus planifiant la société dans tous ces aspects. Il présuppose toujours par "planisme", un "planisme dans une société qui a au mieux une démocratie représentative". Tout en ne s'attaque jamais à la démocratie représentative elle-même, alors qu'elle concentre le pouvoir entre les mains de quelques individus, et que le problème est peut-être là et non dans la planification de l'économie.
Je ne connais pas assez la littérature socialiste de son temps pour pouvoir en parler, par contre il me semble que le socialisme est, au départ, dans le marxisme, supposé n'être qu'une étape vers une société sans classe. Une étape où le rapport de force entre la classe bourgeoise et la classe prolétarienne se serait inversée. Quoi qu'on pense de cette méthode, elle n'est un objectif à long terme pour personne (en dehors des dirigeants socialistes voulant en profiter, mais ils ne le théoriseront pas comme cela). En somme, Hayek parle très peu de l'idéal de cette société sans classe sociale. La formation des classes sociales dépend de l'existence du droit de propriété privée des moyens de production, donc elle est une condition pour une société de concurrence, on comprend par conséquent que Hayek ne puisse pas l'envisager. Mais s'il valorise la société de concurrence, ce n'est pas pour elle-même comme un dogme, c'est pour ses effets qu'il juge comme étant les meilleurs pour les sociétés humaines.
Notons aussi que Hayek qualifie d'anticapitalistes les socialistes, mais s'ils n'ont pas vocation de mettre fin à leur propre pouvoir ils sont des capitalistes (et il ne les décrit jamais comme ayant cette vocation). Que le capitalisme libéral soit préférable au capitalisme d'Etat, tout le monde l'a compris, c'est donc dommage que Hayek n'ait pas pu se trouver de vrais adversaires anticapitalistes dans ce livre. p.212, il écrit même "il n'y a que deux possibilités, soit un système dirigé par la discipline impersonnelle du marché, soit un autre dirigé par la volonté de quelques individus".


Alors quid d'une société meilleure encore ? Hayek a-t-il tenté d'imaginer une société où au pouvoir il n'y a ni l'indétermination de la concurrence secondée par un État faible qui planifie assez l'économie pour empêcher l'accumulation des richesses par une minorité, ni un petit nombre d'individus au sommet d'un État fort qui planifie totalement l'économie ? Le but de Hayek reste clairement l'idéal de la démocratie, alors s'il vivait à notre époque, j'aimerai savoir ce qu'il pense de :
- d'une révocation pour les élus (président, ministres, députés, maires, sénateurs, etc) qui ne font pas ce pour quoi le peuple les a élus,
- que les élus soient payés au salaire médian, ou à salaire d'ouvrier,
- de voter pour des idées plutôt que des personnes,
- d'un référendum en toute matière où les interrogés sont des gens tirés au sort et sont quelques dizaines ou centaines de milliers (car poser une question à 60 millions de français coûte des millions d'euros, donc on ne peut pas le faire pour beaucoup de sujet),
- plus généralement d'une "démocratie liquide", dont l'idéal est de permettre aux citoyens de faire des propositions politiques sans passer par les élus, et que les élus soient plus faciles à révoquer et que ce soit un statut moins détaché du peuple.
- D'une éducation critique sur la nature de tout langage pour aider les citoyens à ne pas se faire avoir par des personnes se prétendant pour la liberté, la démocratie, l'égalité, la justice, la paix, etc, tout en faisant des actions contraires à ces idéaux,
- Hayek critique le collectivisme face à l'individualisme, seul modèle de société selon lui apte à faire naître en nous un sens de la responsabilité et une conscience de soi. Mais que dirait-il de la philosophie des spiral dynamics, qui suggère que la société idéale est celle où les citoyens sont des individus s'identifiant et s'affirmant comme tels, tout en faisant partie d'un vaste collectif dont ils reconnaissent les bénéfices individuels et les pensent, ensemble ?


Dans ces conditions et avec ces pistes nouvelles, la société pourrait être planifiée par le peuple lui-même, qui se donnerait le droit de corriger le plan comme il le souhaite, et de laisser certaines parties de la société en dehors du plan. A l'heure du réchauffement climatique la planification d'une partie de l'économie apparaît cruciale. Toute société planifiant l'économie est selon Hayek, une société proche de la société militaire, mais avec de bons outils démocratique je crois que nous avons une alternative.
Je ne ferai pas d'anachronismes, je ne reproche pas à Hayek de ne pas avoir parlé d'idées qui n'étaient pas en vogue à son époque. Mais que son livre ne parle pas de ces autres possibilités, montre ses limites.


L'édition que j'ai utilisé : Friedrich Hayek, 1944, La Route de la Servitude, éd. Puf, coll. Quadrige, 4ème tirage (2016), 260p.

muleet
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le 19 avr. 2019

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