Ce livre-là, j’en ai usé les pages jusqu’à mes dix ou onze ans : la nostalgie tient une part non négligeable dans le plaisir que j’ai pris à relire la Sorcière de la rue Mouffetard et autres contes de la rue Broca. J’y ai lu des passages qu’autrefois j’ai connus par cœur (1), j’en ai trouvé qui n’avaient pas suscité mon intérêt à l’époque (2), certains encore qui me plaisaient beaucoup et qui à présent me paraissent faibles ; tout cela est plutôt rassurant.
J’ai aussi compris pourquoi ces histoires m’ont tant plu : Pierre Gripari ne prend jamais les enfants pour des cons. Et l’un des traits de caractère qui me sont restés est celui-ci : plus ou moins consciemment, je me sens insulté dès qu’on me prend pour un con. C’est pour ça que j’ai presque toujours détesté Disney, par exemple. Or un dialogue comme « – Oh, monsieur Lustucru ! Pourquoi donc êtes-vous si méchant ? / – C’est parce que je vous aime, madame Michel ! » (p. 93) ne se trouverait jamais chez Disney. Non seulement parce qu’il contredit la mythologie de l’amour univoque, partagé et plus fort que tout qui domine le merveilleux monde de Disney, mais parce qu’il est beaucoup plus complexe que « Libérée ! Délivrée ! », – ou que le gentil Peter Pan, – ou que la Petite Sirène version Alyssa Milano.
Bien sûr, ces deux répliques font partie des passages qui ne m’avaient pas marqué quand j’avais huit ou dix ans. Bien sûr encore, tout ça n’a pas non plus la richesse de la bonne littérature pour adultes, mais c’est peut-être l’une des raisons – plutôt rassurante, elle aussi – pour lesquelles des enfants continuent à aimer la Sorcière de la rue Mouffetard cinquante ans après (3).
Une autre explication est celle-ci : Gripari maîtrise et réutilise les procédés classiques du conte : les structures ternaires (les trois vœux de « la Sorcière du placard aux balais »), un peu de goût du sanglant (la fin de « la Sorcière de la rue Mouffetard »), l’irruption du merveilleux dans le familier ou encore la demi-surprise devant cette irruption… Cet aspect-là est peut-être moins inattendu.
(1) les comptines : « Sorcière, sorcière, / Prends garde à ton derrière ! » (p. 122), ou le trac initial de la nouvelle éponyme, avec son alternance minuscules / capitales presque toporienne : « MADAME / Vous qui êtes VIEILLE et LAIDE / Vous deviendrez JEUNE et JOLIE ! / Et pour cela : / MANGEZ UNE PETITE FILLE / à la sauce tomate ! »
(2) les jeux sur la narration : « C’est moi, monsieur Pierre, qui parle, et c’est à moi qu’est arrivée l’histoire » (p. 117).
(3) Je note aussi que parmi les livres pour enfants que les enfants lisent toujours, il y en a de plus anciens, mais qu’ils ont tous été adaptés à l’écran, ce qui contribue peut-être à expliquer la longévité de leur succès.
P.S. : La préface de Marie Desplechin dans la « Bibliothèque Gallimard Jeunesse » ne présente guère d’intérêt qu’un hommage convenu à Pierre Gripari. Et pendant qu’on parle rééditions, difficile de trouver les Contes de la rue Broca dans leur intégralité : il faut se procurer deux volumes, la Sorcière de la rue Mouffetard et le Gentil Petit Diable. Dommage.