Voilà un ouvrage un peu particulier, une autobiographie à la troisième personne ! Il faut en rappeler les circonstances de production, pas très claires, indiquées en préambule de cet ouvrage paru aux Editions du sonneur. Au milieu des années 30, un émissaire italien de la SDN aurait demandé à Méliès de raconter sa vie afin de réaliser un Dictionnaire des hommes illustres (vivants) pour le compte de la SDN. Mais c’était avant que l’Italie fasciste ne quitte l’organisation en 1937 à la suite des sanctions décidées consécutivement à l’invasion de l’Ethiopie. Méliès aurait accepté de rédiger un texte à la troisième personne, mais le projet ayant été abandonné, le manuscrit se retrouva en possession d’une revue italienne, Cinema, qui le publia en février 1938, un mois après la mort de Méliès. Le texte aurait été rédigé en 1935, il a été publié plusieurs fois par la suite, en 1945, 1961 puis en 2012. Une préface de Jean-Pierre Sirois-Trahan présente ici cette nouvelle édition.

Si l’on en expurge aisément les excès, car on le verra, Méliès abuse de qualificatifs flatteurs à son propre égard, ce petit ouvrage est intéressant pour mieux saisir les débuts difficiles du cinématographe, on a là un témoignage très intéressant, bien que peu nuancé.

Evacuons pour commencer le moins intéressant, toute cette autosatisfaction présente dans cet ouvrage : Méliès cite par exemple des articles sur son compte dans lequel des auteurs (réels ou inventés ?) commentent son activité avec des formules pour le moins laudatives. Il se présente comme celui qui, le premier, aurait compris le futur succès du cinéma et comme le « révélateur des possibilités infinies de l’art cinématographique », se qualifie de « grand inventeur doué d’une somme d’énergie et de persévérance », de « précurseur, et dans les genres les plus divers » et parle de lui comme « un producteur infatigable, et d’une inépuisable fécondité » dont il ne cesse de mettre en avant la « virtuosité » ou la « maîtrise géniale ». Et le petit ouvrage de se terminer ainsi : « ce fut lui qui inaugura jusqu’à la publicité par le cinéma ! On peut donc dire qu’il avait prévu, à peu de choses près, tous les emplois possibles du merveilleux « moulin à images » de Louis Lumière ».

Ce que je n’ai pas réussi à savoir, c’est si Méliès était conscient que l’on saurait par la suite qu’il était l’auteur du texte. Ce que j’ai appris de la production de ce témoignage ne m’oriente guère. C’est parfois tellement gros et lourd qu’il aurait pu écrire cela comme une farce, dont on l’imagine bien capable, en exagérant le trait volontiers pour arracher quelques sourires au lecteur. Et en même temps, le ton est assez sérieux, on est à la troisième personne, il ajoute des extraits d’articles, des citations, et l’excès ou l’humour restent modérés. Je pencherais donc plutôt pour un texte qu’il n’avait pas prévu comme devant être signé de lui. Ce qui donne de toute façon au minimum un homme soucieux que son œuvre ne se perde pas dans les limbes de l’histoire, au pire un gars quand même un peu imbu de sa personne. Comme souvent, la vérité est sans doute plus nuancée qu’on ne le suppose. Quoiqu’on pense de son personnage, cet homme est de toute façon quelqu’un qui a apporté une très importante contribution à l’essor du cinéma à ses tout débuts.

Au-delà donc de ce texte en forme d’auto-hagiographie, si je peux me permettre ce néologisme, ce témoignage présente ainsi l’intérêt de nous permettre de mieux appréhender le caractère fascinant du travail d’inventeur mené par Méliès. On apprend que c’était un peu un touche à tout, intéressé par le dessin, la peinture, la sculpture, le théâtre, la mise en scène, l’élaboration des décors et de machines diverses et variées, mais aussi l’illusion et la prestidigitation sans parler qu’il fut aussi journaliste et qu’il prit du plaisir à être comédien. Un homme apparemment intéressé par tous les genres même s’il trouve que l’on retenait surtout de lui le genre féérique et fantasmagorique. On comprend mieux ses apports et l’on voit que Méliès n’était pas qu’un technicien, mais aussi un auteur, un artiste qui recherchait toujours la nouveauté et la perfection, pour impressionner et toujours surprendre le spectateur. En témoigne la grande diversité de sa production et des genres abordés.

Plus intéressant encore, Méliès montre aussi le « calvaire » que cela a été pour parvenir à ses fins, la difficulté de trouver les fonds nécessaires et surtout les pièces pour constituer ses machines, ou encore se procurer des pellicules vierges, les perforer, développer les négatifs, les difficultés de tournage en extérieur, avec sa volumineuse caméra. Il parle même de la « foi » qui l’animait pour pouvoir parvenir à ses fins, motivé avant tout par l’idée de toujours surprendre et dérouter les spectateurs : Méliès n’aurait que rarement pris du repos, bénéficiant de « sa grande force de résistance à la fatigue ». Il explique aussi ses difficultés survenues au moment de la première guerre mondiale, qui le contraignirent à cesser l’activité cinématographique. Il raconte enfin comment il est tombé dans l’oubli avant que, par le plus grand des hasards, on ne redécouvre sont travail dans les années 30.

Tout ce qui est formulé ici par Méliès n’est évidemment pas à prendre au pied de la lettre, Méliès en fait des tonnes, il met en avant, pas de façon complètement injustifiée toutefois, tout ce qu’il a inventé et ne souhaite qu’on n’oublie pas son côté avant-gardiste, et ne reconnaît que bien peu d’erreurs. Et sur la question de ses échecs, il ressent manifestement le besoin de se justifier. Néanmoins, c’est un témoignage très intéressant qui permet de mieux se rendre compte de ce que furent les débuts du cinéma, de la difficulté qu’à eu ce nouveau medium pour s’imposer, de la nécessité de trouver régulièrement des solutions techniques, mais aussi de diversifier la production pour répondre aux attentes d’un public qui n’était pas conquis d’avance. Le cinéma, comme nouveau medium, a d’abord touché les classes populaires, avant que les milieux bourgeois ne prennent le train en route et autorisent alors une évolution du cinéma vers d’autres sphères. Méliès aurait ainsi essayé de « satisfaire les primitifs, mais aussi d’intriguer les chercheurs, et de plaire aux artistes ».

On voit déjà bien dans son témoignage le conflit entre l’artiste et l’entrepreneur, le créateur devant s’adapter à la clientèle et au public naissant pour conforter son entreprise. Les difficultés qui se posent au cinéaste aujourd’hui étaient déjà là aux débuts du cinéma. Il évoque aussi les difficultés au tout début pour attirer les comédiens vers le cinéma, qui le regardaient comme inférieur au théâtre, avant de progressivement changer d’avis. D’où la nécessité pour Méliès d’employer des proches voire des domestiques ou le jardinier, le recours aux danseuses mal payées du Châtelet, avant des chanteuses puis les acteurs, et surtout l’obligation de se mettre en scène lui-même car d’après lui, peu comprenaient « les mille et une finesse qu’exige la bonne exécution d’un truc compliqué ». Il note d’ailleurs que les membres de la Comédie française étaient souvent moins bons que les autres au temps du muet, pas assez expressifs en l’absence de la parole, leur atout principal !

Bref, un témoignage très intéressant sur les débuts du cinéma par un de ses pionniers, peu de temps avant sa mort, à la fin des années 1930.
socrate
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le 1 mars 2015

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