En somme, pour des raisons diverses la honte recouvre toute ma vie.

En une quarantaine de courts textes thématiques, Marguerite Duras se confie, se souvient, se penche sur telle dimension du quotidien, tel détail de son œuvre- et tout, tout, jusqu'à la liste des 25 produits à toujours avoir chez soi- est passionnant.

Sa voix, avant tout, qui nous arrime à la page. Cette manière à la fois tendre et brutale qu'elle a d'écrire. Clinique et pourtant et extrêmement sensible. Je ne sais pas comment elle parvient à cette alchimie mais le lecteur est immédiatement avec elle, ému, intéressé, étrangement rassuré par cette femme pourtant si petrie de doutes et douleurs. Dans cette œuvre inqualifiable littérairement, elle ne s'épargne guère et nous dit tout de sa tragédie alcoolique, de ses cures à l'hôpital pour tenter d'en sortir, de se livres, de ce qu'est pour elle l'écriture. De son lien si particulier et si fort avec Yann Andrea.

Plusieurs fois, j'ai eu le sentiment que le livre s'adressait à moi, dans ce qu'elle dit de sa mère, de ses frères, de l'argent. Je ne partage pas forcément sa partition des rôles plutôt dévolus aux hommes ou aux femmes, trop simpliste. De la même manière que m'ont un peu ennuyée le compte-rendu de ses visions délirantes qui la laissent en pleurs et si démunie.

Elle dit que l'alcool est un truc d'intellectuels, que cela vient combler l'absence de dieu et console du vide et des tourments, pour un temps. Sa réflexion est acerbe, percutante, radicale, assortie d'une lucidité absolue sur soi, livrée avec sincérité et courage. J'aime ce qu'elle dit sur les amants que l'on retrouve dans le sommeil, sur l'identité du sentiment, sur la folie maternelle, sur l'écriture vitale et en même temps qui dévore.

Autant de tableaux thématiques passionnants, où il est question de la préhension de soi via l'écriture, de la gestion de la maison, du travail douloureux, difficile que cela représente, de Neauphle, de Bonnard, de Racine, de la passion sensuelle qu'inspirent les romanciers, de la parole écrite, de cinéma, d'Hanoï, d'Alain Veinstein...

Toute une vie et une tentative de la ramasser dans différents tableaux réflexifs bouleversants. Un précipité de Duras. Quel bonheur, quel privilège, quel honneur pour le lecteur que d'être le destinataire de ces pensées formulées avec à la fois tant de clarté et de mystère...

La patte Duras, sa voix reconnaissable entre toutes, la pertinence de ses remarques qui vous hantent.

Merci à Deborah Levy d'avoir parlé de ce livre dans le sien, reconnaissance éternelle !

Écrire, ce n'est pas raconter des histoires. C'est le contraire de raconter des histoires. C'est raconter tout à la fois. C'est raconter une histoire et l'absence de cette histoire.
Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela, ce n'est pas possible, on ne peut pas les supporter.
Nous sommes là. Là où se fait notre histoire. Pas ailleurs. Nous n'avons pas d'amants sauf ceux du sommeil. Nous n'avons pas de désirs humains. Nous ne connaissons que le visage des bêtes, la forme et la beauté des forêts. Nous avons peur de nous-mêmes. Nous avons froid à notre corps. Nous sommes faits de froid, de peur, de désir.
Pour un ouvrier, la femme qui fait des livres, c'est ce qu'il n'aura jamais. C'est comme ça partout dans le monde, pour tous les écrivains hommes et femmes mêlés. Ce sont des objets sexuels par excellence. Il m'est arrivé, très jeune, d'être attirée par des hommes âgés, parce qu'ils étaient des écrivains.
Mon histoire, elle est pulvérisée chaque jour, à chaque seconde de chaque jour, par le présent de la vie, et je n'ai aucune possibilité d'apercevoir clairement ce qu'on appelle : sa vie.
BrunePlatine
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Que lisent les écrivains ? et Présentement sur mes étagères

Créée

le 9 juin 2022

Critique lue 63 fois

1 j'aime

Critique lue 63 fois

1

D'autres avis sur La Vie matérielle

La Vie matérielle
BrunePlatine
8

Marguerite effeuillée

En somme, pour des raisons diverses la honte recouvre toute ma vie. En une quarantaine de courts textes thématiques, Marguerite Duras se confie, se souvient, se penche sur telle dimension du...

le 9 juin 2022

1 j'aime

La Vie matérielle
Orcelia_Jane
8

Critique de La Vie matérielle par Orcelia_Jane

Découverte de Marguerite Duras. Un recueil de textes assez divers : des évocations de souvenirs proustiennes aux théories personnelles de l'auteure sur les choses de la vie, Confessions...

le 19 déc. 2014

1 j'aime

Du même critique

Enter the Void
BrunePlatine
9

Ashes to ashes

Voilà un film qui divise, auquel vous avez mis entre 1 et 10. On ne peut pas faire plus extrême ! Rien de plus normal, il constitue une proposition de cinéma très singulière à laquelle on peut...

le 5 déc. 2015

79 j'aime

11

Mad Max - Fury Road
BrunePlatine
10

Hot wheels

Des mois que j'attends ça, que j'attends cette énorme claque dont j'avais pressenti la force dès début mai, dès que j'avais entraperçu un bout du trailer sur Youtube, j'avais bien vu que ce film...

le 17 déc. 2015

77 j'aime

25

Soumission
BrunePlatine
8

Islamophobe ? Vraiment ? L'avez-vous lu ?

A entendre les différentes critiques - de Manuel Valls à Ali Baddou - concernant le dernier Houellebecq, on s'attend à lire un brûlot fasciste, commis à la solde du Front national. Après avoir...

le 23 janv. 2015

70 j'aime

27