Contrairement aux autres livres de Carver qui sont des recueils de nouvelles, celui ci contient des poèmes en prose. Il n'y a aucune chronologie, mais on retrouve plusieurs thèmes récurrents. C'est de loin le livre le plus autobiographique que j'aie lu de l'auteur, il a été édité d'abord en 1986 sous le titre d'Ultramarine. L'auteur nous révèle quelques scènes d'enfance pour la première fois, réelles ou imaginaires, on l'ignore. Il évoque ses parents, la mort de son père, où le fossoyeur propose à sa mère de ne lui faire payer qu'un manteau pour baisser les frais d'inhumation, et finalement il sera incinéré en caleçon. La misère et la mort sont des thèmes récurrents dans les poèmes de ce livre. Les lettres et les coups de téléphone de ses enfants et de sa mère sénile, qui le harcèlent pour qu'ils l'aident financièrement, tenaillé entre la culpabilité et et le ressentiment. Ses problèmes d'alcool, car comme beaucoup de grands auteurs, il n'est pas passé entre ses gouttes éthyliques, dans un des poèmes il finit même par boire du sirop contre le toux. Il y a également les femmes, et surtout son ex femme, qui l'a quitté pour un autre, il l'aime encore il la voit partout, sa vie est en quelques sortes parallèle à la sienne, ses succès sont une revanche contre elle et ses échecs lui ont donné raison de l'avoir laissé. Carver nous parle de ses loisirs, des innombrables parties de pêche, des poissons aux noms encore inconnus de moi jusqu'ici : "tacon", "grisle"... de la chasse, de la peinture, qu'il admire énormément. Il fait l'éloge de la paresse, lui, pour qui le travail est un calvaire, pour qui le temps de labeur s'égraine beaucoup plus longuement. C'est un homme perdu, qui cherche sa conception du bonheur, qui regarde la vie d'un œil curieux, sans filtres pour la travestir, et nous la retranscrit telle qu'elle est.

En lisant ces textes, Carver pourrait passer pour un personnage amoral, et, ma foi, c'est certainement ce qu'il est, alcoolique, avare, paresseux... Cependant, je ne peux m'empêcher de le classer dans le trio de tête de mes auteurs préférés, il ne m'a jamais été donné de lire une telle perfection dans les mots. Carver est un esthète de la vie, il sait en quelques mots décrire des situations du quotidien, ces petites choses qui font la vie, des crises de couple, des hasards, un insecte sur une fenêtre... C'est à la limite du surréalisme, c'est du presque kafkaïen. On se sent mal à l'aise et pourtant, il ne se passe rien de spécial. La folie, la mort, l'amour, tant de choses qui sont devenues banales et qui pourtant sont grandioses, je ne dis pas qu'il faut s'émerveiller de tout, mais l'homme a perdu la faculté de voir ce que la vie a d'incroyable, et lire Carver c'est une claque pour nous rappeler à l'ordre. Pas besoin de la provocation qui est tellement à la mode de nos jours, aucune originalité dans les propos, les scènes narrées sont éternelles, seuls les mots et leurs combinaisons sont novatrices. Cet auteur m'émeut tant que je n'arrive pas à trouver les mots pour décrire son œuvre, je conseillerais cependant aux novices de s'atteler plutôt à lire ses nouvelles en premier : comme Tais-toi je t'en prie ou Les vitamines du bonheur, qui font ressortir beaucoup plus nettement l'aspect dérangeant du quotidien que cet ouvrage au titre étrange. Profitons de notre présent avant qu'il nous file entre les doigts, pour faire des choses utiles, comme par exemple découvrir cet auteur sublime et méconnu qu'est Raymond Carver!


Diothyme
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le 21 févr. 2011

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