L'Origine des Espèces n'était qu'une première étape dans l'application de la logique évolutive à l'espèce humaine. Darwin complète ici sa théorie puis en tire une anthropologie basée sur les principes de la sélection naturelle, aux antipodes de ce que la société victorienne de l'époque a bien voulu y voir.


La sélection sexuelle fonctionne de pair avec la selection naturelle. Ainsi dans les premiers chapitres de la Filiation de l'Homme, Darwin commence par mettre les points sur les i et réaffirme l’idée de « survie du plus apte » qui est trop souvent transformé en « survie du plus fort ».


Ainsi, pour triompher d’un point de vue évolutif, un individu (et les gènes qu’il trimballe) doit avoir le plus de descendants possible, ou en tout cas plus que les autres membres de son espèce. Le meilleurs moyen est d’être en vie et mature sexuellement le plus longtemps possible (par rapport à ses congénères), donc avoir la meilleure stratégie pour extraire de l’énergie de l’environnement et en allouer le plus possible à la reproduction. C’est une sorte de « victoire par KO » sur ses congénères: plus fort, je survis mieux, ce qui me permet d’avoir plus de descendants. L’environnement agit comme un filtre sur une descendance trop nombreuse (Malthus ayant considérablement influencé Darwin) pour ne garder que ceux qui sont capables de reproduire ce schéma simple, et qui sont "les plus aptes".


L’idée de sélection sexuelle développée ici par Darwin est que les femelles ont en quelque sorte intégré ce mécanisme, et choisissent donc les mâles les plus aptes. Viennent alors différents exemples qui montrent comment ce processus à parmi l’émergence de mâles « aberrants »: plumes ou pelages colorés, chants mélodieux mais peu discret, cornes surdimensionnées pour triompher dans les combats nuptiaux. Deux idées cohabitent sur ce sujet: la plus évidente (selon moi) est que ces caractères « anti-survie » sont sélectionnées uniquement parce qu’ils permettent une descendance plus nombreuse, qui présente à son tour ces caractère. C’est une sorte d’anomalie qui perdure tant qu’elle n’est pas trop dégénérée. Certains biologistes vont même plus loin en affirmant que les femelles sélectionnent les mâles les plus « handicapés » (il suffit de voir le plumage du paon mâle dans sa forêt natale, tropicale et touffue, pour voir où est le handicap) simplement parce que s’ils survivent avec de tels attributs, ils doivent être vraiment les plus balèzes. Dans les deux cas, il s’agit donc d’un équilibre survie/attrait qui aboutit aux animaux tels que nous les observons.


Une deuxième révolution:


La partie concernant la sélection sexuelle, bien qu’intéressante d’un point de vue biologique, n’est qu’une variante du darwinisme, ce qui en fait une suite à l’Origine des espèces. La première révolution opérée par Darwin a eu lieu en 1856, lorsqu’il a remis l’Homme à sa place (un animal de l’embranchement des chordés, du sous-embranchement des vertébrés, de la classe des primates, du sous-ordre des haplorhiniens, de l’infra-ordre des Simiformes, de la super-famille des hominoides et de la famille des homininés, du genre Homo et de l'espèce sapiens). Celle-là ajoutée à la détermination de l’origine de toutes les formes de vie sur Terre et des mécanismes entrainant leur apparition et disparition, on a déjà affaire à un truc sérieux et encore jamais démoli.


Mais il a opéré une autre révolution, aussi importante selon moi, et qui gagnerai à être plus largement connue.


En effet, Darwin s’était toujours gardé de se prononcer trop rapidement quant à l’application de sa théorie de la sélection naturelle à l’espèce humaine. Il était trop prudent, peaufinant sans fin ses idées sur le sujet, ayant bien conscience de toucher un point particulièrement sensible. Malheureusement pour lui, d’autres se sont emparés de sa théorie de la sélection naturelle et lui ont fait dire ce qu’il n’avait pas dit. Les plus connus sont Galton (sur l’eugénisme éclairé qui permettrait de diriger l’évolution de l’espèce humaine) et Spencer (sur le Darwinisme social comme justification de la domination bourgeoise).


Ces idées sont opposées à celles de Darwin, qui était libéral, anti-esclavagiste, promoteur du végétarisme et sensible à la souffrance en général, traumatisé par certaines scènes vécues lors de son tour du monde. Il se devait donc de répondre à ces interprétations, car son nom devenait déjà le symbole de quelque chose qui le répugnait (une mission malheureusement encore inachevée aujourd’hui). Il sort donc sa propre interprétation de la sélection naturelle appliquée à l’homme.


Ainsi, l’environnement ne sélectionne pas que les plus fort (sélection naturelle), mais aussi les plus beaux (sélection sexuelle), et même ceux ayant la capacité de s’entraider pour survivre (il n’y a qu’a voir le succès des colonies d’insectes). Le fait que la sélection naturelle puisse promouvoir des caractéristiques sociales d’entraide est la clef de l’apparition de l’altruisme. Il s’agit là d’un fait, observable : les caractéristiques altruistes sont sélectionnées, tout comme de grandes dents ou de longues pattes peuvent l’être, car ils participent tous à l’amélioration de la fitness (capacité à survivre et à se reproduire). La sélection des comportements altruistes entraine une augmentation générale du fitness de la population, c’est une méthode comme une autre pour triompher d’un point de vue évolutif. Ainsi les animaux physiquement les plus puissants au sein d’un écosystème (gorilles mâles, grands félins) n' accèdent que peu à ce type de comportements, car suffisamment forts et en sécurité pour ne pas en avoir besoin. Mais un singe malingre et doté de capacités sociales hors-norme est le foyer idéal pour l’apparition de ces caractéristiques altruistes. L’empathie est ainsi un moteur fort de l’entraide, qui peut participer à l’amélioration générale de la performance dans un environnement impitoyable.


Pour être rigoureux, il faudrait aborder les questions de calculs couts-bénéfices qu’entraîne l’apparition de caractéristiques altruistes : si au sein d’une population altruiste un égoïste apparait, il bénéficiera de l’altruisme des autres sans en payer le cout. Il aura donc une descendance plus nombreuse qui entrainera au fil des générations une disparition de l’altruisme. Mais ça devient un peu plus compliqué que ça, et « Le gène égoïste » de R. Dawkins aborde le sujet de manière assez complète, par le biais de la théorie des jeux.


Ainsi, pour Darwin, l’une des caractéristiques primordiale de l’homme est l’altruisme, qui y est apparu et maintenu par le biais de la sélection naturelle. C’est cet altruisme et l’empathie à l’égard de ses congénères qui ont permis aux groupes humains de survivre, de perdurer, puis de prospérer dans l'environnement. L’un des coûts de cette « stratégie » (que l’on peut opposer à la stratégie de la force brute du gorille par exemple, qui est aussi un primate mais qui ne craint aucun prédateur à l’âge adulte grace à sa puissance phénoménale) est l’entretien d’individus « inutiles » au sens évolutif, c’est à dire ne participant pas activement à la survie et à la perpétuation du groupe, coutant même soins et nourriture.


Mais plutôt que de faire de ces inutiles un fardeau, Darwin y voit le triomphe de ce qui fait de nous des hommes. C’est ce qu’on peut appeler l’effet réversif de l’évolution : l’entraide et l’altruisme sont tellement efficace dans la lutte pour la survie que les espèces qui pratiquent cette stratégie peuvent se permettre d’entretenir des « inutiles ». Ainsi chez les fourmis, une étude récents estime que jusqu’à 60% de ces vaillantes travailleuses sont de grosses feignantes qui ne fichent rien et ne servent à rien pour la communauté. Mais pourtant les fourmis sont le groupe zoologique montrant sans doute l’une des plus belles réussites évolutives !


Exit donc les théories de Spencer pour qui la domination des classes dirigeantes est un résultat « naturel ». Exit aussi les théories eugénistes qui voient l’avenir dans la suppression de tous les déviants.


Autre conséquence de l’effet réversif de l’évolution: la morale n’est pas d’origine religieuse, n’est pas une construction de la raison, c’est le produit de l’évolution qui aura sélectionné les comportements d’empathie et d’entraide. Un groupe d’individus montrant des comportements « moraux » envers les autres membres de leur communauté seront ainsi plus efficaces en termes évolutifs (survie, reproduction) qu’un groupe d’égoïstes. J’en viens donc à utiliser une formule qui est souvent utilisée pour justifier ce que l’on ne peut justifier par l’éthique : elle est naturelle chez l’homme, dans le sens où est le produit de la sélection naturelle.


Darwin se prédestinait à une carrière cléricale avant de partir autour du monde. À son retour il va se mettre à travailler à une oeuvre qui peut, par certains aspects être considéré comme une oeuvre globale: ses écrits (hors publications scientifiques) sont méthodiquement organisés en un ensemble cohérent, dont la pierre fondatrice est l’Origine des espèces. Il y a posé les bases d’une théorie scientifique expliquant la diversité de formes vivantes et leur origine, puis y a inséré l’homme (d’un point de vue phylogénétique). Les découvertes successives de l’hérédité et de la génétique et enfin l’avènement de la biologie moléculaire ne pourront que confirmer et affiner la théorie darwinienne de l’évolution. Ensuite Darwin propose une anthropologie rigoureuse et cohérente, expliquant de nombreuses caractéristiques humaines. Il ne s’agit pas là de tout voir au travers d’un prisme déterministe, mais les arguments avancés sont prudemment examinés, et peu de reproches peuvent être faites selon moi aux conclusions tirées.


Je finirai par une citation de La Filiation de l'Homme qui détruit un peu la vision terrifiante que de nombreuses personnes ont encore de Darwin et de ses idées lorsqu’elles sont appliquée à l’homme sans être pleinement et profondément comprises :


« L'humanité envers les animaux inférieurs est l'une des plus nobles vertus dont l'homme est doté, et il s'agit du dernier stade du développement des sentiments moraux. C'est seulement lorsque nous nous préoccupons de la totalité des êtres sensibles que notre moralité atteint son plus haut niveau. […] L'animal, bâti comme nous, souffre comme nous, trop souvent de nos brutalités. Celui qui, sans motif, fait souffrir les bêtes, commet une action barbare, je dirais volontiers « inhumaine », car il torture une chair, sœur de la nôtre, il brutalise un corps qui partage avec nous le même mécanisme de la vie, la même aptitude à la douleur. »



  • La Filiation de l'homme et la sélection liée au sexe

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le 27 nov. 2017

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