Revue de « La nouvelle société du coût marginal zéro » de Jeremy Rifkin

On aime ou on n’aime pas Rifkin, on est totalement d’accord avec lui ou, à l’inverse, opposé mais une chose est sûre c’est qu’il ne laisse personne indifférent et est devenu la coqueluche de toute l’élite des pays industrialisés.


La communauté scientifique est plus réservée sur le phénomène « Rifkin » notamment dans sa façon d’aborder et d’imaginer un futur technologique. Etant pour ma part un ingénieur pragmatique, j’attendais de lire cet ouvrage, « La nouvelle société du coût marginal zéro » pour me faire un avis.
Le livre compte 509 pages en comptant les notes et références et se subdivise en cinq parties. Une petite note sur le style d’abord. Rifkin est considéré comme un « évangéliste » et on comprend pourquoi à la lecture de certains chapitres. Le thème central du livre que nous allons décortiquer plus bas est sans cesse répété, martelé, repris dans maintes variations. Je ne sais pas quel est le but recherché si ce n’est tenter de convaincre le lecteur de la justesse du message par la réitération. Non seulement le procédé se rapproche de la méthode Coué mais il alourdit le style rendant la prose de Mr Rifkin indigeste au possible. Il a fallu que je m’arme de courage pour en finir la lecture moi qui suis pourtant un lecteur avide.


Quel est le message central de Rifkin ?


Il reprend la thématique amorcée dans son précédent essai « La Troisième Révolution Industrielle » pour la placer dans un contexte socio-économique plus large et parfaire ainsi son évocation du changement de paradigme que cette troisième révolution industrielle ne manquerait pas de provoquer.
Par troisième révolution industrielle, Rifkin entend celle que provoquerait donc l’émergence et la généralisation de réseaux d’énergie et de transports sur le modèle du réseau d’information total qu’est l’Internet. Il fonde sa démonstration sur le fait que, historiquement, les civilisations ont toutes été bâties sur un triptyque énergie/transport/information avec, pour exemples, les premières civilisations agricoles de Mésopotamie pour lesquelles céréales, roue et écriture formaient le triptyque en question. Plus proches de nous, les civilisations de la Renaissance et des première et seconde révolutions industrielles sont aussi, selon Rifkin, organisées autour d’un tel triptyque énergie, transport et information. La démonstration est brillante et séduisante pour qui aime l’histoire et l’histoire des technologies, j’y ai été fort sensible. Cependant, l’histoire passée n’augure pas de l’avenir de l’histoire car l’histoire ne se répète pas. En effet, arguer le fait que la civilisation industrielle se transformera en cette nouvelle société du coût marginal zéro sur la base de faits passés et de tendances encore balbutiantes représente un exercice risqué. L’avenir donnera tort ou raison à Rifkin aussi laissons cela de côté et penchons nous sur les caractéristiques de cette fameuse société du coût marginal zéro.


Demain, on rase quasiment gratis


Voilà un aphorisme qui pourrait résumer l’ensemble du livre mais ça ne serait pas lui rendre justice. Qu’est ce que le coût marginal d’un bien ? Il s’agit du coût de mise à disposition de la énième unité du bien en question. Imaginons un instant une unité de production d’un certain type de produit. Il s’agit d’une unité de production de masse, automatisée au maximum qui a nécessité un investissement initial en capital financier, humain et technique pour voir le jour. Le coût de production des produits doit refléter cet investissement initial pour amortir le capital dépensé. Dans une économie capitaliste, ce coût doit comprendre également une fraction destinée à rémunérer l’investisseur au-delà de son investissement initial suivant en cela les préceptes d’Adam Smith sur les incitations lucratives à investir. Ainsi, au-delà d’un certain nombre d’unités produites, le capital investi est amorti et chaque unité supplémentaire produite pourra voir son coût baisser. D’autres facteurs influent sur le coût marginal d’un bien comme la concurrence d’un produit similaire, innovant car meilleur marché. Le coût marginal du produit moins innovant aura tendance à augmenter relativement puis à baisser en fonction des ajustements du marché. La théorie de Rifkin est que le coût marginal de chaque produit ou service converge vers zéro en tendance toutes choses étant égales par ailleurs.


N’est pas physicien qui veut


Cette convergence est justifiée par le fait que le marché sur lequel s’échange un produit finit par atteindre un optimum entre les producteurs concurrents sur ce marché et les consommateurs, acheteurs sur ce marché. Et, selon Rifkin, lorsque cet optimum est atteint, le coût marginal est zéro, ou quasi-nul, ou aussi proche de zéro que l’on veut. A ce stade, j’ai posé le livre et je me suis demandé pourquoi tant d’imprécisions dans cette notion. Alors que le titre du livre fait état du coût marginal zéro, le corps de l’ouvrage n’évoque que des euphémismes : quasi nul, presque nul, négligeable, etc. En mathématiques (et donc en économétrie), cette notion de presque nul s’appelle une limite et la notion de négligeabilité en découle. En langage mathématique, le coût marginal s’apparenterait à une fonction du nombre d’unités produites tendant vers zéro lorsque ce nombre d’unité tendrait vers l’infini. Il y a donc loin de la coupe aux lèvres et le presque nul peut se transformer en un coût réel pas ni négligeable que ça !


Rifkin explique ensuite que ce que l’on constate dans le domaine de l’information où les supports numériques permettent en effet la réplication de l’information à coût quasi nul pourrait s’appliquer aux deux autres éléments de son triptyque : l’énergie et la logistique.


Je suis plus circonspect sur ce point là car un réseau de production, de distribution et de consommation d’électricité ne peut pas fonctionner comme un réseau de commutation par paquets pour la simple et bonne raison que l’électricité ne se stocke pas (à la différence des paquets TCP). Qu’à cela ne tienne, répond Rifkin car des stations de production d’hydrogène par électrolyse ou des stations de pompage permettront (et permettent déjà pour les secondes) d’équilibrer la charge de consommation avec la puissance disponible produite.


Pour la logistique, si la commutation par paquets est possible, ce que Rifkin explique fort bien du reste, le problème vient là du fait que les atomes de matière sont pesants à la différence des ondes électromagnétiques des signaux d’information. Et que, dans ces conditions de pesanteur, donc d’inertie, la dépense énergétique est plus importante. Rifkin rétorque qu’un réseau de distribution commuté permettrait d’optimiser la charge utile des systèmes de transport de fret et, ainsi, de limiter les voyages à vide. Si l’idée est séduisante (et pertinente !) sur le papier, il est nécessaire de procéder à des simulations sérieuses avant de démarrer la construction d’un tel réseau.


Bref, sur ces aspects, l’étudiant en ingénierie appliquée Rifkin est certes très imaginatif mais peu honnête intellectuellement car il passe sous silence toutes les contraintes que je viens de citer. Ce simple aspect rend son travail académiquement inacceptable.


La fin du capitalisme


La troisième partie du livre est la plus intéressantes puisqu’il s’agit d’un chapitre consacré à l’économie politique et des rôles respectifs dévolus aux marchés, aux états et aux communaux. Rifkin touche juste et c’est cette partie qui est la plus agréable à lire. Rifkin étudie les communaux depuis longtemps et cela se ressent dans sa prose. La partie suivante est en le prolongement puisque c’est sur ces communaux devenus digitaux que se base l’économie du partage. Rifkin cite pléthore d’exemples de réussites d’entrepreneuriat collaboratif et il est vrai que son enthousiasme fait plaisir à lire. Du reste, ces réussites sont tangibles car ces services, vous et moi les utilisons.


Rifkin conclut son essai par ce chapitre intitulé « l’économie de l’abondance » qui verrait ni plus ni moins que la fin du capitalisme, devenu tellement optimal que la génération de biens à coût marginal quasi/presque nul/négligeable (rayez les mentions inutiles) provoquerait sa chute par manque de profit. L’hypothèse est intéressante et mérite d’être étudiée mais le capitalisme d’obédience néolibéral est d’invention récente et, à l’instar d’autres systèmes économiques désormais déchus, n’est en rien condamné à durer éternellement quoiqu’en pensent ses promoteurs. Le déclin du capitalisme pourrait être aussi causé par les deux éléments qu’évoque Rifkin et qui pourraient, selon lui, mettre en péril la survenue de son économie de l’abondance, à savoir le réchauffement climatique et la montée en force du cyberterrorisme.


Je sais gré à l’auteur de mettre un bémol à ses paroles d’évangile et, surtout, de citer le réchauffement climatique comme un péril éminemment sérieux ciblant toute la biosphère mais je trouve qu’il fait l’impasse (et pour cause) sur un autre péril tout aussi important à mes yeux : la raréfaction des ressources primaires que même l’économie circulaire ne saurait résoudre complètement.


En bon « cornucopien » (adepte de la corne d’abondance), en thuriféraire du positivisme et en zélote de l’idéologie du progrès, Rifkin livre un essai aux accents marxistes auquel ne souscriront que les déjà-croyants, dont, vous l’aurez deviné, je ne suis pas du nombre. Il reste que son analyse des communaux collaboratifs, du danger qu’ont pu représenter pour eux le capitalisme prédateur et l’interventionnisme étatique ainsi que ses hypothèses sur le triptyque énergie, transports, informations comme substrat de civilisation sont très pertinentes et dignes d’être reçues dans le monde des idées.
Comme tout essai de futurologie proposant une énième utopie (ce que Rifkin récuse du reste dans son livre mais laissons lui ses illusions), la Nouvelle Société du Coût Marginal Zéro comprendra son lot de prophéties qui se réaliseront et d’autres qui tomberont complètement à côté de la réalité. Il est possible qu’une ère d’abondance (relative !) surviennent mais cela ne concernera guère qu’une poignée de sociétés avancées et ce n’est, hélas, pas pour tout de suite.

SebL
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le 25 juin 2015

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