«Il apprit aux amateurs qui le suivaient depuis longtemps comment fragmenter ses propres citations, les enchevêtrer aussitôt en jouant devant eux à un mikado solitaire, sans que l’on ne ressente dans cette véhémence toujours fluide la vengeance du ressentiment ou le cynisme de l’amertume.»

On dirait que cet extrait sur le style singulier de Phil Sprinkler, personnage du roman saxophoniste de jazz, nous parle du récit lui-même, tant celui-ci se développe en volutes musicales avec leurs variantes, conclues par un final qui rappelle l’ouverture.

Après une très belle ouverture qui semble indiquer que ce texte est musique et fiction, Denis Decourchelle pose, en guise de deuxième chapitre, une liste de trente personnages, américains, polonais, soviétiques, français et un cubain, comme le grand générique du morceau qui va suivre.

«Résa Weiner (1929-), américaine d’origine polonaise, ancienne actrice de télévision, retirée de la vie publique en 1974 à la mort de son fils Jerzy,»

«Stanislas Beaulieu (1917-1984), américain, agent de renseignement fédéral, courtier pour l’industrie phonographique,»…

«La persistance du froid», récit au rythme quasiment hypnotique, est la trame enchevêtrée de ces destins individuels entre Amérique et Europe, leurs croisements au gré des événements de la seconde moitié du vingtième siècle, seconde guerre mondiale, conquête spatiale ou bien guerre du Vietnam, et leurs efforts pour s’extraire d’un destin attendu.

Vus de loin ou de près, du dehors ou bien de l’intérieur, les personnages se rapprochent et s’éloignent, à l’image de la vie. Le rapport au temps du récit est aussi très singulier, naviguant dans le temps, en avant, en arrière, dans un même paragraphe ou un même chapitre. Témoignages recueillis, documents et traces, il y a du Pierre Michon dans la voix de ce narrateur, dans ces destins reliés qui nous semblent réels, naissant en quelques pages par la grâce du texte, transfigurés par l’élégance d’un style et la profondeur de l’intime qui nous est dévoilé.

Simplement un chef d’œuvre.

«Le jeune Pierre part au travers de la ville à la recherche de Wanda disparue. Des années plus tard, aux heures d’insomnie comme en pleine journée, cette quête se fraye elle-même un passage, ressurgit au travers du monde urbain, s’extrayant rue après rue d’un esprit lui aussi encombré, ou bien s’effondre très lentement en enfouissant, affalant avec elle des pans entiers de la réalité et, de nouveau, ressurgissent dans le souvenir trop exact des trajets trop intensément scrutés, là où, à l’époque, la jeune femme avait pu passer. Comme une de ces inclusions pour touristes où flotte un hippocampe cadavérique, suspendu dans le glacis de la rêverie funèbre qui hante encore cette ville perpétuelle aux grands portiques de béton blanc et rouge ouverts aux vents, aux allées suspendues, aux promenades couvertes et aux places si spacieuses et lisses les jours de pluie, il entend les questions posées aux inconnus qui ne savent rien, revoit des corps brûlés examinés scrupuleusement sur les brancards, sous les bâches et les tentes de secours où se reconnaissent des visages de camarades et de clients de la poissonnerie, se sent continuer encore, par une persévérance extravagante qui plus tard sera le style de sa propre folie contenue, marchant et marchant encore en s’interdisant de penser à Wanda morte, la magie de l’esprit voulant empêcher que cela soit vrai.»
MarianneL
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le 29 juin 2013

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