Un mythe n'a pas de prix.
De retour du Cambodge, je me suis dit que j'avais envie de m'essayer à la littérature de ce pays. Mais pas un récit de rescapé des Khmers rouges, ni le récit d'un auteur français écrivant sur "son" Cambodge. Un livre écrit pour le plaisir par un Cambodgien. Et je tombe donc, après quelques recherches, sur ce titre, écrit dans les années 1940 par Gnok Thaem, un bonze qui devint traducteur, puis membre fondateur de l'Association des Ecrivains khmers. Un des pionniers, donc, de la littérature khmer, dont ce livre est le plus célèbre, souvent cité dans les anthologies. Parfait.
Ce livre est à mi-chemin entre le mélodrame, la littérature folklorique et la mythologie. Il fait 70 pages, et compte 6 chapitres et un épilogue. Son intrigue est très simple : Chét, un jeune garçon perd son père à Battambang. Le docteur l'adresse à son oncle, le Loueung Ratana, qui dirige une exploitation de gemmes à Pailin, dans les montagnes de l'ouest. Chét tient le coup malgré la dureté du travail, et tombe vite amoureux de la fille du Loueung, Nieuri, hélas bien plus riche que lui. Suivent des rebondissements qui lui permettent de marquer des points : un jour qu'il fait le chauffeur pour le Loueung, parti avec sa fille voir un jeune Balat, la voiture tombe en panne et Chét défend vaillamment sa bien-aimée (qui lui avoue ses sentiments) contre des bandits. Plus tard, le Balat revient avec Phan, un colosse, soi-disant pour acheter des gemmes. En réalité c'est le chef de brigands, qui tentent la nui même de prendre d'assaut la maison du Loueung. Mais Chét tue les deux salopards, mettant les bandits en déroute. Le Loueung lui donne sa fille, ils sont heureux et ont beaucoup d'enfants.
-------------------------------------------------------------------------
J'ai pris un très grand plaisir à lire ce récit, certes cousu de fil blanc, mais bien que l'on se situe dans un décor qui correspond au Cambodge des années 1940 (la voiture Renault, le révolver...), il faut prendre cette histoire au niveau du mythe, de ces récits légendaires où l'on suit un jeune héros aux vertus exemplaires.
Chaque protagoniste a ici une fonction narrative évidente, mais l'auteur donne chair à son récit en l'ancrant très profondément dans la culture matérielle cambodgienne. Chét est le jeune héros issu du peuple, tantôt humble, tantôt un peu fanfaron, mais toujours viril et fidèle à lui-même. Le récit est émaillé de proverbes bouddhistes (plus rarement brahmaniques, mais il est question à un moment de la déesse de l'amour, Kama j'imagine ?), qui scandent l'action. Le sentiment de la nature est omniprésent, qu'il s'agisse de la végétation foisonnante, du plaisir que prend Chét à contempler les étoiles le soir, des notations sur le chant des oiseaux, les animaux, etc... Le premier chapitre, avec la mort du père, compte des passages fort lyriques. Je vais juste citer l'ouverture : "A cet instant, venu de l'Orient, le Soleil, monté sur son char de cristal tiré par un millier d'étalons, contourna le mont Mérou, axe du monde, et se dirigea vers l'Occident en suivant le cercle des constellations. Lorsque le char eut tourné et fut caché par l'immense montagne, la lumière de l'astre déclina et vint le crépuscule".
Quand je lis ça, je me dis : 1 - C'est un Cambodgien qui écrit pour les siens, pas pour les touristes. 2 - Tiens, je me relirais bien "L'énéide".
En dehors de ces passages lyriques, toutes les scènes d'action sont décrites avec un bon sens matériel communicatif, comme lorsque les héros cherchent de quoi faire à manger à côté de la voiture en panne. Les scènes de combat aussi sont efficaces et détaillées juste ce qu'il faut (il y a même des punchlines !).
Un bien beau livre, qui ouvre sur le Cambodge et offre à l'Occidental un vrai dépaysement.