En d'autres temps, si la Fortune m'avait été favorable ou si de bonnes fées s'étaient penchées sur mon berceau pour me faire don des grâces et des vertus les plus recherchées, j'aurais pu être tout autre que moi-même... J'aurais pu naître princesse, reine, impératrice, tsarine ou dictatrice.

La triste réalité, c'est que les choses ne se sont pas du tout passées comme ça, je suis née comme vous au siècle dernier (franchement, ça fait mal de le dire...) et si j'avais vraiment voulu gouverner et avoir du pouvoir, j'aurais dû étudier un peu plus que je n'ai fait et j'aurais dû intégrer une bonne école de management... Alors, et seulement au prix de tous ces efforts, j'aurais peut-être pu régner sur un peuple de salariés...

Programme par trop ambitieux pour moi ! J'ai dû me contenter de moins et à ce jour, le seul peuple sur lequel je règne, toute-puissante, est celui de mes livres. Enfermés dans une haute tour (même pas d'ivoire) communément appelée "la PAL", mes livresques sujets sont totalement soumis à mon bon vouloir ; je peux décider d'un geste d'en faire mes courtisans, mes favoris, ou au contraire de les laisser croupir dans les oubliettes de la PAL jusqu'à ce que l'un de mes royaux caprices les en soustrait.

Dès les prémices de mon règne, je me suis auto-proclamée Grande DRL (Directrice des Ressources Littéraires) de mon royaume et oppresser mon peuple sous le joug de mon despotisme qui se veut éclairé me donne bien des satisfactions au quotidien...

Après cette longue introduction entièrement dédiée à flatter mon ego d'une part et à tester votre résistance à ma prose d'autre part, je m'en vais vous conter l'histoire d'un de mes sujets condamné aux oubliettes un temps incroyablement indécent, sans doute parce qu'il s'agissait d'un roman ayant pour titre le nom d'une souveraine rivale, « la Sultane d'Alméria ». Bien qu'elle fut totalement arbitraire, ma décision de laisser enfin à ce roman une chance de plaider sa cause et de se réhabiliter à mes yeux fut une bonne décision ; ce roman est un bon roman historique et il m'a procuré de belles heures de divertissement.

Drame médiéval en quatre actes, « la Sultane d'Alméria » est un roman inspiré d'un authentique récit du XIIIème siècle relatant les pérégrinations d'Arlette, fille du comte de Ponthieu, en Picardie. Sous la plume alerte de Régine (ni Pernoud ni Deforges mais Colliot, qui m'était jusqu'à présent parfaitement inconnue), une grande fresque romanesque est dépeinte avec une précision assez ensorcelante et entraîne le lecteur de la baie de Somme dont les eaux miroitent sous l'avare soleil picard aux murailles aveuglantes de clarté de la céleste Jérusalem, en passant par les chemins de Navarre, de Galice, de l'Espagne mauresque, du désert jordanien et de l'Italie. Un véritable périple à travers l'Orient et l'Occident médiévaux !

***ALERT SPOILER***

XIIème siècle. Arlette est une jolie jeune fille, héritière du comte Gui de Ponthieu. Elle n'est pas insensible au charme et aux talents de Thibaud, le neveu du suzerain de son père, promis à devenir l'un des chevaliers les plus preux de son temps. Une Providence clémente fait s'amouracher les amants, une alliance est conclue. Hélas, l'union des deux jeunes gens reste inféconde...

Dans cette société féodale entièrement articulée par les mâles et qui exige des châtelaines qu'elles produisent moult dignes et vaillants héritiers, l’opprobre des siens va insidieusement tomber sur Arlette. Sur proposition de Thibaud qui souffre aussi profondément de cette situation en forme d'impasse, Arlette entreprend à ses côtés le long et périlleux pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle, en Espagne.

Plus qu'un long chemin, c'est un drame qui les attend aux détours du "camino francès"... Détroussés et violentés par des bandits à l'approche du saint sanctuaire, les époux voient leur univers basculer en quelques instants. Arlette, qui a été soumise à l'humiliation du viol collectif, veut, dans un excès de folie, attenter aux jours de son époux, témoin de son infortune mais elle échoue. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, leur amour se charge de doutes et de désillusions ; une haine amère prend en leur coeur la place qu'il déserte...

De retour en Ponthieu, Arlette ne tarde pas à voir s'abattre sur elle la main justicière et coléreuse de son père qui la condamne à subir « le jugement de Dieu » ; il l'abandonne en haute mer, seule. Arlette, épouvantée, s'apprête à mourir quand un navire marchand venant des Flandres et en route vers la Méditerranée la recueille à son bord pour la vendre quelques jours plus tard comme captive au sultan musulman qui règne sur le port andalou d'Alméria...

***FIN DE L'ALERT SPOILER***

En un peu plus de 400 pages, Régine Colliot explore, au gré des aventures de ses héros, les thèmes fondamentaux d'une époque médiévale très haute en couleurs : la filiation d'une noblesse encore jeune à un pouvoir bâti sur un système féodal désormais bien institutionnalisé ; l'obscurantisme d'une époque où tout acte relevait d'une décision divine, tout signe était interprété comme un commandement divin et où une piété sincère mais intransigeante servait de boussole au pauvre comme au riche, au paysan comme au seigneur ; l'épopée de la foi via les croisades et la reconquête de la Terre-Sainte sur l'Infidèle ; la place de la femme, parfaitement retranscrite, qu'elle soit serve ou comtesse, damoiselle, épouse ou veuve, esclave du sérail ou grande sultane ; la cruauté de mœurs que le contexte politique et économique rendait tout à la fois barbares et brillantes ; la confrontation de civilisations qu'opposaient leur culture, leur religion, leurs ambitions et leurs vues politiques ; la mobilité de voyageurs poussés sur des chemins précaires vers des destinations souvent inconnues et dangereuses ; l'insécurité constante des peuples auxquels une guerre, une épidémie, l'ambition belliqueuse d'un voisin, une famine ou une injustice pouvait porter un coup fatal ; un rapport à la vie et à la mort tellement éloigné de nos codes actuels qu'on a parfois peine à le comprendre...

En synthèse, voici un roman d'une grande densité dont la nature se confond sans cesse entre celles du fabliau, du conte oriental, du roman d'aventures et de la chanson de geste pour offrir au lecteur une chronique médiévale richement historiée si délectable que je fus bien punie de l'avoir délaissé si longtemps !
Gwen21
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le 2 avr. 2013

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Gwen21

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